Si Glenn Gould est avant tout connu pour son œuvre de pianiste, il cultiva également de façon plus souterraine une pensée de la musique unique, ainsi qu’une véritable et radicale philosophie de vie. Dans Non je ne suis pas du tout un excentrique, troisième livre qu’il dédie à la pensée et aux écrits gouldiens, Bruno Monsaingeon a rassemblé un ensemble d’interviews et de propos qui, malgré leur caractère hétéroclite, dessinent un portrait cohérent de l’artiste. Fayard réédite ce livre iconoclaste dans la collection « Œuvres libres ».

La fugue incomprise
En 1964, à seulement 32 ans, Glenn Gould abandonne définitivement sa carrière de concertiste pour se consacrer à l’enregistrement radiophonique et à la réalisation d’émissions. Cette décision incompréhensible de la part d’un pianiste renommé, sera jugée par les médias de son temps comme la énième excentricité d’un personnage s’étant déjà bâti une solide réputation de marginal. Le mot « excentrique », leitmotiv employé avec facilité par les journalistes pour traiter le cas Glenn Gould, révèle pourtant une compréhension superficielle de sa personnalité, ce retrait, mûri depuis de longues années, obéissant à une nécessité aussi bien musicale que morale et spirituelle.
Baptiste Lagrave – Le compositeur au-dessus d’une mer de sons
Dans ses enregistrements et écrits, Glenn Gould déploie une conception cérébrale de musique : « Ce n’est pas avec les doigts, mais avec le cerveau qu’on joue du piano. » Il envisage l’œuvre musicale non pas comme un ensemble sonore, mais comme une architecture spirituelle cohérente qu’il s’agit de faire revivre par l’interprétation. Il appréciait ainsi le piano pour sa tendance à l’abstraction, sa propension à se faire oublier et atteindre un état pur de la musique, mais s’intéressait davantage à l’assimilation intellectuelle de la partition qu’à la pratique de l’instrument en tant que tel. Il ne s’agit pas pour lui simplement de « réciter » une œuvre mais d’en proposer une vision profondément nouvelle. Cette exigence du pianiste-créateur s’accorde mal avec les concerts et les tournées qui finissent par rendre l’interprétation répétitive et mécanique.
Au contraire, les nouvelles techniques d’enregistrement et les possibilités de montage postproduction offraient à Glenn Gould les moyens d’atteindre l’idéal musical qu’il recherchait. Libéré de l’instantanéité de la scène, il peut penser chaque interprétation en termes de totalité, de perfection et d’invention.
Théologie musicale
Il envisageait également l’expérience musicale véritable comme indissociable d’un rapport intime à soi, rendu impossible par la théâtralisation scénique. L’écoute d’une œuvre musicale peut provoquer chez l’auditeur un état de contemplation intense, de « transe hypnotique », voire un « saut de la foi », transcendant le temps. Or, l’expérience mystique n’a pour lui lieu que dans la solitude : « … en ce qui me concerne, la musique est quelque chose qui doit être écouté en privé. Je ne crois pas qu’elle doive être utilisée comme thérapie de groupe ni comme quelque autre sorte d’expérience communautaire. Je pense que la musique devrait conduire l’auditeur – l’interprète aussi d’ailleurs – à un état de contemplation et qu’il est impossible d’atteindre à cette condition avec 2.999 personnes assises autour de soi. » L’auditeur n’a pas à être le récepteur passif d’impressions musicales, un otage parmi d’autres, d’un musicien talentueux et égotique : il est invité à éprouver le même rapport intime avec la musique que le pianiste.
Le concert dénature cette expérience pour l’interprète comme pour l’auditeur. Glenn Gould y décèle même une dimension fondamentalement immorale, voire symboliquement violente et sadique, le décrivant comme une corrida : « Le spectateur de l’arène qui regarde une exécution musicale comme s’il s’agissait d’une performance athlétique se tient lui-même à l’abri du danger, mais il a une sorte de jouissance sadique à voir ce qu’il se passe sur scène. Or, tout cela n’a rien à voir avec ce qui s’y passe réellement, qui est une tentative faite par l’interprète d’aboutir à une puissante identification avec la musique qu’il joue. Il ne s’agit pas d’un match, mais d’une histoire d’amour. »
Glenn Gould vit dans le développement des technologies une opportunité de renouveler totalement notre rapport à la musique. À une époque où le milieu s’inquiétait de leurs potentiels effets néfastes, elles trouvent en Glenn Gould un défenseur : « …la technologie est en mesure de créer un climat d’anonymat et de donner à l’artiste le temps et la liberté de préparer sa conception d’une œuvre au mieux de ses facultés, de perfectionner ce qu’il a à dire sans avoir à se soucier de trivialités telles que le trac ou une éventuelle fausse note. » Paradoxalement, ces nouveaux moyens de communication, qui ont plutôt tendance à transporter la rumeur du monde jusque dans notre intimité, lui permirent de s’envelopper du silence dont il avait besoin pour créer. En moraliste, il ne défend donc qu’un usage propice à la sagesse de la technologie, la retournant contre sa raison d’être mondaine : « C’est un domaine très délicat, où l’esthétique touche en réalité à la théologie, mais je suis persuadé que de disposer de tout l’appareil technologique sans le mettre à profit pour s’efforcer de créer un climat de contemplation est quelque chose d’amoral ! »
Psychologie du contrepoint
Il faut donc comprendre les choix de Glenn Gould, ses « excentricités » à l’aune d’un rapport profond, amoureux et absolu, à la musique, venant donner à l’ensemble de son œuvre et de sa vie sa cohérence. D’étonnantes contradictions, qu’il exprime parfois avec humour à l’occasion d’interviews et qui lui vaudront une réputation de cabotin – « Je n’approuve pas les gens qui regardent la télévision mais je suis l’un d’entre eux. » – semblent pourtant habiter sa personnalité.
Mais, plutôt que comédien, comme le suggère un journaliste, Glenn Gould se voyait écrivain : « J’ai bien l’intention d’écrire mon autobiographie un de ces jours, et ce sera sûrement de la fiction. » Il soumettait en effet son existence à une écriture du soi, capable d’interroger sa propre forme et animée par une recherche intérieure profonde tournée vers une réalité supérieure : « … j’ai toute ma vie eu le sentiment extrêmement intense qu’il existe effectivement un au-delà ; la transformation de l’esprit est un phénomène avec lequel on ne peut pas ne pas compter et à la lumière duquel on doit s’efforcer de mener son existence. » Toutes ses apparentes contradictions, ses effets de contraste, sont à lire à l’aune de cette quête, qui aboutira à une indépendance presque totale. Comme en musique, où la technique du contrepoint – qu’il maîtrisait à la perfection – consiste à superposer des lignes mélodiques distinctes intégrées à une architecture à la fois ordonnée et ouverte à l’infini, Glenn Gould a cherché à donner à sa vie, en se rendant maître de son temps, une cohérence rythmique propice à la grâce.
- Glenn Gould, Non je ne suis pas du tout un excentrique, Fayard, « Œuvres libres », 1986
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.