Salué par la critique de son temps, le poète suisse Gilbert Trolliet (1907-1980) est injustement tombé dans l’oubli. Le Mercure de France a eu la bonne idée de faire paraître une importante anthologie de ses recueils couvrant toute sa vie, ou presque, qui invite à découvrir cette voix majeure de la poésie francophone.
Il reste à établir les lois du succès d’une œuvre et de l’oubli qui parfois lui succèdent si cruellement en littérature, d’autant plus cruellement que l’œuvre n’est parfois pas dénuée de talent et de charmes. Le poète suisse Gilbert Trolliet est de ceux dont on s’explique mal que sa poésie soit tombée peu ou prou dans l’oubli. Les nombreux recueils qu’il fit paraître de la fin des années 1930 jusqu’à l’orée des années 1990 n’avaient pourtant pas trompé ses contemporains à l’instar de Max Jacob, Joe Bousquet, Jean Cassou ou Jean Starobinski qui vit en son compatriote « le maître d’un univers aux profondes avenues ».
Né le 13 juin 1905 à Chiètres, un petit village de la Suisse romande, Gilbert Trolliet passe son enfance à Neuchâtel et à Genève lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Élève plutôt rêveur, Trolliet étudie et voyage en Allemagne et Angleterre entre 1923 et 1925, pays dans lesquels il commence à écrire. Sa licence ès lettres obtenue à Genève, il décide de venir à Paris où il restera environ dix ans, travaillant dans l’édition et comme journaliste. De retour en Suisse, il s’installe à Genève et devient fonctionnaire au sein d’organisations internationales en même temps que journaliste et animateur de revues intellectuelles (Présence et la Revue de Suisse). Par ailleurs, Trolliet ne cesse de publier de nombreux recueils de poésie pour lesquels il est de multiples fois primées, une trentaine en somme durant sa vie qui prend fin le 24 février 1980 à Châlons-sur-Saône, ville où il s’était retiré pour ses vieux jours avec sa femme Nicole Pauli.
Le volume que fait paraître Le Mercure de France reprend le titre héraclitéen Le Fleuve et l’Être sous lequel avait déjà paru un choix de poèmes de Gilbert Trolliet en 1968 aux éditions suisses de La Baconnière, ouvrage qui reprenait lui-même le titre d’un recueil du poète suisse. Il offre cette fois un parcours quasi complet dans l’œuvre de Gilbert Trolliet et lui restitue sa juste place, aux côtés des plus grandes. Sa poésie connut bien des évolutions. La première moitié de son œuvre se caractérise par sa prosodie classique maîtrisée qui invite à suivre les dédales d’une pensée en action et la difficile conquête de l’harmonie cosmique. La seconde rompt nettement avec les prestiges du vers au profit de poèmes courts et incisifs, travaillés par le silence et la douleur de l’Histoire. Ses métamorphoses n’ont cependant pas détourné Gilbert Trolliet de sa recherche de plénitude face au travail destructeur du temps dont il a cherché, vaille que vaille, à s’affranchir sans jamais y parvenir complètement.
Une poésie pensive
La poésie de Gilbert Trolliet n’est pas séparable de la pensée. Elle se fait théâtre de l’esprit et expose de véritables méditations portées par des formes métriques classiques avec lesquelles le poète vaudois joue habilement en pianiste aguerri. La Vie extrême (1931) offre ainsi une série de sonnets en octosyllabes ou en alexandrins qui portent les interrogations du sujet poétique balloté entre sa croyance dans l’éternité et l’inexorable fin qui nous incombe : « Suis-je cette âme qui s’avance, / Ou la promesse du silence ? / Tout s’achève – Et ne peut finir. » Les « Soliloques de la musique » de Gilbert Trolliet, sont bien souvent rêveurs tant ils espèrent, à l’instar de Lamartine et de son célèbre vers des Méditations Poétiques (1820), suspendre le cours du temps : « D’anéantir en l’heure sans égale / Notre sommeil, et d’être l’élément / D’une vie autre, absolue et fatale ». La facture classique de ces premiers recueils, l’équilibre de sa phrase et son usage du « e » muet, ont conduit à ce qu’on le compare plus d’une fois à Paul Valéry, comme le fait également Alain Borer dans sa belle préface qui va à l’essentiel. Dans « Cimetière marin », Trolliet lui-même marque sa dette à l’égard de l’écrivain français. Reste qu’à l’inverse de l’auteur de La Jeune Parque, la tendance spéculative de Trolliet fait rarement obstacle à la grande simplicité de son écriture. De même que sa quête toute romantique ne le conduit pas à l’égotisme geignard et la « Beauté sonore et maléfique » de ses vers à jouer les oracles verbeux.
Tenant du lyrisme, la poésie réflexive de Trolliet se porte également sur l’intériorité du moi mais le regard se déporte très vite sur l’Être
Tenant du lyrisme, la poésie réflexive de Trolliet se porte également sur l’intériorité du moi, mais elle ne s’en préoccupe jamais bien longtemps. Plutôt que de contempler avec complaisance, le regard se déporte très vite sur l’Être : « Je m’instruis chaque jour au commerce des êtres ». En effet, si le moi s’expose, c’est seulement dans la mesure où s’y joue le grand drame de l’existence, son angoisse fondamentale si l’on veut, avec lequel se débat toute la poésie de Gilbert Trolliet, soit la fuite du temps et de notre absence de prise sur elle. D’où cet attachement pour les « source[s] remuant[es] de vie » tels que le vent, la marée, la nuit, l’aurore et l’aube. À dire vrai, ces phénomènes temporels qui, advenus pour mieux disparaître, ramènent au mystère de l’Être. Mystère dans la mesure où l’être est lui aussi pris tout entier « Dans l’enchevêtrement du naître et du mourir », pris en d’autres termes dans le temps éclair de sa vie : « Un jour se lève, un autre est cendre ». Le poème se donne dès lors comme l’« Eau musicale qui va et vient / De ma vie à la Vie immobile des heures / De l’énergie à la mort sans relâche ».
Le mystère de l’Être que tente d’éclairer Gilbert Trolliet était déjà le projet du romantisme allemand dont il semble si proche. Certes, les temps ont changé, mais la poésie de Trolliet est encore éprise d’absolue. Elle substitue à la contingence de la vie l’intemporalité de la pensée où « l’Être [est] donné, la vie extrême ». Le recueil Itinéraire de la mort (1932) célèbre en ce sens la vie prénatale « Où la chaleur est si grande parfois », à l’abri de ce « Trop de lumière » par lequel « le monde vivant, présent, tumultueux » ne manquera pas de percer ce « cœur sans accès ». Il n’en fallait pas moins pour rasséréner le sujet poétique. Le poème offre à ce-dernier la vie supérieure que le temps corrupteur n’atteint pas, cette « vie en suspens », se fondant et se justifiant elle-même :
Au sein du rêve qui s’observe
Sur les débris d’un monde gémissant
Fonder l’Origine et la Fin
Et la demeure universelle d’un regard.
Cela étant, le sujet poétique ne fait que « feindre pour nous abuser mieux ». Car aussi haut que la pensée se hisse, le réel reflue toujours et dissipe les mirages de l’esprit comme les effusions de l’intellect. Il contrecarre la tentation de s’émanciper du monde. L’impermanence du Fleuve perturbe en définitive la fixité de l’Être. Le lyrisme méditatif de Trolliet se devait donc de redescendre sur terre afin de toucher aux réalités les plus tangibles qui, tout en le ramenant à l’implacable loi du temps, sont des sources de joie profonde.
S’accorder à la réalité
Des plus éminentes représentations du romantisme d’Iéna comme les frères Schlegel ou Novalis, Trolliet a aussi retenu « l’accord intime du moi et du monde » dont la poésie est porteuse. Il s’en explique d’ailleurs dans Autoscopie qui figure – et c’est heureux – en fin de volume. Dans ce texte lu en 1929 à l’occasion d’un récital de poèmes, Trolliet procède à un remarquable et instructif « survol biographique » qu’il entrecoupe de réflexions métapoétiques pleines de finesses. Cette harmonie retrouvée passe par un « matérialisme rayonnant » pour reprendre les mots de la lettre que Joë Bousquet envoie au poète vaudois en 1933. Le regard scrute en effet la matière lumineuse des choses, le « frémissant décor / Des ramures devant la lune » ou « Ces roseaux [qui] balançaient des millions de feux ». Le corps, lui, tente d’épouser « l’écorce sensible de l’air » et de s’unir aux « hanches de la nuit », d’être en somme à l’Unisson de la réalité comme le souligne le titre d’un recueil datant de 1937.
Le sujet poétique chez Trolliet implique une saisie précaire et sans cesse recommencée de l’éphémère, d’« Un visage [qui] est vite effacé… »
C’est que l’univers est moins mystérieux qu’il n’y paraît pour Trolliet. Sa logique réside dans deux moments, le commencement et l’achèvement, qui organisent ses images. Le bourgeonnement laisse place aux feuilles et aux pétales déchues de l’automne. Le soleil surgit à l’aube, atteint son zénith et se retire dans « La nuit muette, la cendre / Infinie où nous glissons ». Ce cycle fondateur incombe d’abord à la vie même du sujet poétique dont « La vie est vite dépassée / Et tout m’est recommencement. » Il implique surtout la capture poétique qu’opère la poésie de Trolliet, c’est-à-dire la saisie précaire et sans cesse recommencée de l’éphémère –d’« Un visage [qui] est vite effacé… ». Et c’est à coup sûr ce sentiment d’urgence qui rend si vive la poésie de Gilbert Trolliet, si pressée de saisir La Balle au bond (1950), et d’étreindre, autrement dit, « la réalité rugueuse » chère à Rimbaud.
Cette saisie demeure rare et vaut son pesant d’or. Paysages confidentiels (1938) en connaît plus qu’à l’accoutumée. La « vie extrême » que la pensée se plaisait à rêver s’efface devant les menus plaisirs de l’existence, devant la douceur de l’instant. Ainsi les saisons se délestent-elles du poids du temps pour offrir chaleur et présence :
[…] Vois aussi l’automne délié
Du poids de l’heure chaude envelopper la ville
Assidûment d’une caresse qui profile
En nous les frondaisons, les visages de l’air
Et le marbre, les dieux, la souriante chair.
Seulement, l’ouverture se referme et le poudroiement des choses cesse. Alors « l’heure est venue / De taire le pur instant, / Car une flamme inconnue / S’acharne, te rive au temps. » De ce rivage, la poésie de Trolliet parvient à s’exiler lorsqu’elle tutoie la magie de l’instant par la grâce duquel le monde redevient concret et habitable. Ses méditations tourmentées ménagent donc un retour à la réalité la plus concrète avec laquelle la voix poétique s’harmonise, ne fût-ce qu’un instant qui tient de L’Inespéré (1949). Du reste, tout est toujours à recommencer : « Désespérer le Temps. / S’y prendre – / S’y reprendre. » La splendeur éblouissante du monde s’entrevoit seulement à l’aube, dans le vent du possible, avant que le temps ne reprenne sa marche inflexible. Cette épreuve que constitue le temps a tout naturellement amené Gilbert Trolliet à se faire le témoin de son époque.
Témoigner de l’époque
La pureté classique de la poésie de Trolliet, qui avait conduit certains compositeurs à la mettre en musique, disparaît progressivement à partir des années 1950. Non s’en rappeler Paul Celan, Trolliet considère à présent qu’il n’est plus possible d’écrire en vers classiques, si du moins l’on souhaite traduire l’état du monde moderne – s’y accorder, donc. Trolliet prend de ce fait le parti d’une « extrême condensation verbale » qui trouve à s’incarner dans de très courts poèmes. La Colline, publié en 1955 et prix Guillaume Apollinaire en 1957, annonce cette nouvelle période. On regrettera, en passant, qu’il ne figure pas dans le volume. Ce recueil se fait l’écho de la menace de la bombe atomique et le « règne inhumain » qu’elle préfigure. Six chants rendent compte de cette nouvelle ère ouverte par la possibilité pour l’homme de s’autodétruire. Entre terreur et angoisse, la parole poétique s’interroge sur l’avenir, sur son avenir plus obscur que jamais :
Ô ma colline, puisse un dieu nous réapprendre !
Fragile était la vie et massive la cendre.
L’espace au loin se convulsait, ciel étranglé.
Le grain de la misère éventait chaque blé…
Le tumulte, gorgé de sang, forêt d’idoles,
Avait exténué l’offrande des paroles…
Que dire ? À qui le dire ? Et pour quels lendemains ?
Qui surgira, jour aboli ? Par quels chemins ?
La précarité qui affecte la parole poétique dans La Colline s’intensifie encore davantage avec Prends garde au jour (1962) qui acte définitivement la rupture stylistique. Les poèmes ne sont plus que des parcelles de mots et des lambeaux de phrases où sourdent les affres de l’Histoire : « Saisons d’Hiroshima / Nul n’avait plus / La tête / À rien / Qui se souviennent. » Morcelés jusque dans leur rythme, malmenant la syntaxe, ces textes arborent fréquemment une parole cryptique qui fait songer, encore une fois, à Paul Celan et en l’occurrence à La Rose de personne que le poème « La Rose » rappelle à notre souvenir :
La rose est sans partage.
Qui l’habite
Connaît
Plus creux
L’exil.
Fleurir
En lui
Se gorge
Et suffoque
D’absence.
Arrimée à son temps, sa parole est à la fois en prise avec les nécessités les plus intérieures et avec les tumultes du monde. Dans les deux cas, il s’agit de « comprendre, interroger, / Briser le monde,»
Ces petits poèmes, Gilbert Trolliet les appelle des Laconiques à en croire le titre qu’il donne à un recueil paru en 1966. Comme si le souffle venait à manquer face aux épisodes effroyables du siècle, la voix balbutie quelques mots et épingle « La vérité / Sûre / Comme un venin » des tragédies de son siècle dont « Auschwitz » : « Tous les bûchers / S’en furent / Au néant. // Mais celui-ci / Ramas / Sans nom / De vieilles providences / Ne cesse plus. » L’événement ne fait l’objet ni d’une description, ni d’une conceptualisation. Il est seulement mis à la hauteur où il se situe, à savoir comme l’innommable qui ne cesse pas de hanter la modernité. En ce sens, Trolliet porte témoignage non des événements eux-mêmes, mais de son époque et des inquiétudes qui la traversent. Arrimée à son temps, sa parole est à la fois en prise avec les nécessités les plus intérieures et avec les tumultes du monde. Dans les deux cas, il s’agit de « comprendre, interroger, / Briser le monde, encourager / Cette présence où te survivre ».
La présence où l’on se survit, ce fut pour Gilbert Trolliet la poésie par laquelle il nous parvient encore aujourd’hui grâce à ce splendide volume. Les mots se font plus rares et plus précaires avec l’âge, mais le souci du rythme et la vivacité de la pensée n’ont pas disparu. Le poète vaudois doit être inscrit dans la lignée de « Goethe, Racine, Rimbaud », ces grands « messagers qui consum[ent] la mort » au niveau desquels il se hisse le plus souvent. Chaque recueil ouvre à sa manière une brèche au cœur du temps des mortels que rien ne peut refermer. Son effacement ne pouvait donc être qu’une erreur temporaire comme l’histoire littéraire en regorge. Désormais, sa parole a définitivement quitté les lois du temps contre lesquelles elle a tant lutté. Elle demeure dans le souvenir impérissable de la lecture, la nôtre et celles à venir.
- Gilbert Trolliet, Le Fleuve et l’Être, choix de poèmes (1927-1978), édition réalisée et présentée par Jean-Christophe Contini, préface d’Alain Borer, postface de Valère Novarina, Paris, Mercure de France, 2021, 400 pages, 23,50 €.
Références :
CELAN, Paul, La Rose de personne [Die Niemandsrose, 1963], trad. de l’allemand par Martine Broda, Paris, José Corti, 2002 [1er éd. 1979].
STAROBINSKI, Jean, Recension de L’Inespéré de Gilbert Trolliet, Journal de Genève, n° 272 (19-20 novembre), 1949, p. 3.
TROLLIET, Gilbert, La Colline, introduction de Jean Cassou, couverture et hors-texte de Hans Erni, Paris, Seghers, 1955.