Règne de la post-vérité, redéfinitions de la démocratie, bouleversements des croyances et perte de sens, la postmodernité que nous traversons ne manque pas de défis à relever. Penseur rigoureux et libéral assumé, Gérald Bronner se singularise par ses ouvrages iconoclastes. Auteur d’Apocalypse Cognitive et de La démocratie des crédules, ce sociologue de premier plan revient pour Zone Critique sur ces problématiques actuelles.
Il est convenu de qualifier notre époque de « postmoderne ». Quel sens donnez-vous à ce terme ?
L’idée de l’avènement d’une société postmoderne puise son origine dans plusieurs traditions intellectuelles. Je les regarde toutes avec beaucoup de prudence car je crois périlleux d’essentialiser une période historique : le réel accepte rarement d’être découpé comme une tarte. Ceci étant, cela n’empêche pas d’observer des mutations profondes dans la période actuelle. On a par exemple beaucoup évoqué la post-truth society. Le terme a même été désigné « mot de l’année » par le dictionnaire d’Oxford en 2016. Il est cependant ambigu et inspire plusieurs interprétations. La première me paraît assez juste : l’époque donne une prime à la bataille de l’attention plutôt qu’à celle de la vérité. La seconde qui soutient que les individus seraient mystérieusement devenus indifférents à la vérité me paraît fautive en revanche. Si elle est défendue, c’est parce que la crédulité paraît se répandre comme une trainée de poudre mais il faut se souvenir que les croyants pensent défendre la vérité : ils n’en ont donc pas oublié le principe. En réalité, ce qui caractérise notre époque est l’apparition de dispositifs technologiques qui sont offerts par les mondes numériques et aboutissent à affaiblir notre vigilance intellectuelle. Il existe de nombreux invariants de la pensée humaine, celui qui, par exemple, nous fait rechercher des argumentations que nous désirons croire et nous fait accepter le vraisemblable plus facilement que le vrai. Ces tendances trouvent à s’exprimer plus facilement lorsque l’offre cognitive cherche à complaire à une demande sur un marché de l’information dérégulé.
Le réel accepte rarement d’être découpé comme une tarte.
Nombre de vos travaux portent sur la notion de « croyance ». Comment la définiriez-vous et quelle place occupe-t-elle dans les esprits contemporains ?
La croyance implique ordinairement deux choses : un contenu et un rapport à ce contenu. Ce sont ces deux éléments qu’il faut étudier pour distinguer les croyances des connaissances. Nous pouvons avoir des croyances vraies si le rapport que nous entretenons au contenu de cette connaissance est superficiel et non argumenté : je crois en la théorie du Big Bang mais ce n’est pas une connaissance dans mon esprit. C’est pourquoi le rapport que nous avons au monde est généralement fondé sur un ensemble de croyances plutôt que de connaissances. Les croyances ont toujours occupé une place prééminente dans la vie sociale mais comme elles impliquent un rapport à l’information donc les métamorphoses contemporaines du marché cognitif influencent mécaniquement notre vie en société. Les processus de la crédulité ne se sont pas en eux-mêmes modifiés mais ils ont été amplifiés par la réalité des mondes numériques.
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Un de vos ouvrages porte le titre La Pensée Extrême. Quels sont les facteurs qui poussent nombres de nos semblables à s’enticher d’idéologies radicales ?
La radicalité représente, paradoxalement, une forme de rationalité car il s’agit souvent de tirer les conclusions terriblement logiques de prémisses acceptables. C’est la recherche d’une pureté doctrinale dans un monde qui paraît moralement corrompu et dont la complexité trouble le jugement qui constitue l’attractivité principale de la pensée extrême. De nombreux autres facteurs sont impliqués dans la radicalisation mais, de tous, celui de la frustration relative me paraît le plus déterminant. L’individu qui considère que la vie ne lui a pas donné ce à quoi il croyait avoir droit risque de rechercher une explication satisfaisante de son échec. Tous les processus sociaux (qu’ils relèvent de la comparaison avec autrui aussi bien que des promesses sociales faites par certains systèmes politiques comme la démocratie…) qui aboutissent à des formes de dérégulation du désir peuvent rendre attractives certaines narrations. Celles qui offrent une virginité (ce que tu as fait de mal n’est pas ta faute mais celle d’un environnement pervers) ont des avantages concurrentiels sur le marché cognitif. Par ailleurs, la transparence et l’internationalisation de l’information stimule beaucoup la frustration relative des individus.
Vous semblez réfractaire à une application excessive du principe de précaution. Qu’est-ce que cette aversion au risque dit de notre époque ?
La science et la technologie humaines ont permis d’améliorer notre vie matérielle d’une façon presque inimaginable. Il n’est qu’à rappeler que l’espérance de vie à la naissance était en France d’à peine 30 ans en 1800… Ces succès ont contribué à forger un mythe qu’il est naturel de discuter aujourd’hui : celui du progrès. En effet, le XXe siècle notamment a montré que sciences et techniques pouvaient causer beaucoup de torts en aggravant, par une exploitation vorace, les dommages que notre existence cause à notre environnement, par exemple. Notre époque substitue au schème de la domination celui de la précaution, qui a des applications raisonnables mais qui peut se transmuer en idéologie : le précautionnisme. Une crainte envahissante nous conduit alors à nous méfier a priori de toute action de l’Homme sur la nature et peut même devenir ce que j’ai nommé une anthropophobie. Les antivaccins, par exemple, invoquent le principe de précaution au prétexte qu’il arrive qu’une vaccination ait des effets secondaires mais ils le font sans aucune considération pour la balance des coûts et des bénéfices très largement en faveur de cette innovation technologique. Si l’on avait dû se méfier excessivement d’un vaccin ARN que l’on n’avait jamais encore utilisé… Nous serions toujours confinés.
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Dans Le Danger Sociologique, vous nous mettez en garde contre les prises de position militantes qui se dispensent parfois de rigueur scientifique. Comment expliquer ce regain de l’irrationalisme dans les milieux intellectuels ?
Militer politiquement est une activité noble mais je défends la longue tradition intellectuelle qui rappelle le risque qu’il y a, lorsqu’on prétend faire de la science, à vouloir plier la catégorie du vrai à l’idée que l’on se fait du bien. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que l’idéologie pèse de tout son poids intimidant sur la science : songez par exemple à l’affaire Lyssenko. C’est souvent un défaut de formation épistémologique et une sorte de pusillanimité qui conduit les milieux intellectuels à se soumettre aux intimidations idéologiques. L’un des problèmes principaux est que les activistes ne sont pas forcément nombreux mais ils parlent très fort et, de ce point de vue, les réseaux sociaux leur rendent service. Il faut une grande fermeté intellectuelle pour ne pas se soumettre. Les seuls penseurs dignes de ce nom sont ceux qui acceptent le risque d’être mésestimés même s’il faut, symétriquement, prendre garde à ne pas faire de la provocation intellectuelle une coquetterie.
Vous êtes un observateur avisé du complotisme. Quel est le terreau sociologique de ce phénomène très en vogue ?
Il s’agit d’une question très polyédrique qu’on ne peut réduire à une seule variable. Ainsi, des éléments psychologiques et cognitifs autant que sociologiques – comme la préférence politique ou le niveau d’étude – sont impliqués dans ce phénomène. Nous avons analysé, avec Cafiero et Cordonier dans la revue Social Science Information, les croyances complotistes telles qu’elles s’expriment dans vingt-deux pays en regardant les variables macro-économiques et sociologiques qui prédisposent à endosser ces mythologies paranoïdes. La perception des inégalités ou de la corruption par exemple sont des prédicteurs statistiques significatifs du phénomène. En général, l’impression de ne plus maîtriser son environnement est aussi un élément de notre contemporanéité qui explique le complotisme.
D’après vous, notre temps de cerveau disponible n’a jamais été aussi important, et cela, pour le meilleur et surtout pour le pire. Quelle est cette « apocalypse cognitive » que vous dénoncez ?
C’est à une révélation publique des obsessions privées de notre espèce que nous assistons.
La disponibilité de l’information et de notre attention n’a jamais été aussi forte dans toute l’histoire. Elle aboutit à une concurrence généralisée de toutes les idées qui a pour conséquence de capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention. C’est cette fluidification radicale entre toutes les offres cognitives et toutes les demandes imaginables qui aboutit à ce que je nomme une apocalypse cognitive. Il ne s’agit pas d’une fin du monde car je me réfère à l’étymologie du terme : « révélation ». C’est en effet à une révélation publique des obsessions privées de notre espèce que nous assistons. Ceci fait peser une menace civilisationnelle mais représente, en même temps, une formidable opportunité : celle de fonder nos projets sociétaux sur une anthropologie réaliste. Il n’y a aucune fatalité dans l’histoire mais s’arracher à ses pentes les plus dangereuses a comme préalable le fait d’accepter que le réel est un os.
Votre parcours témoigne d’une trajectoire de « transclasse ». Si d’aucuns assimilent la société à une mécanique purement oppressive et reproductrice d’inégalités, votre discours se veut plus nuancé. Quelles objections peut-on apporter à un sociologue purement déterministe ?
Les récits qu’ils vont endosser peuvent être déterminants pour leurs chances de réussite. De ce point de vue, le déterminisme peut être auto-réalisateur.
La première étape est de reconnaître la dure réalité statistique : il existe une reproduction des inégalités y compris dans les pays qui cherchent à la combattre. Pour autant, elle n’est pas mécanique – l’existence des nomades sociaux, comme moi, en atteste – et, surtout, elle nécessite d’avoir une analyse non idéologique pour trouver des solutions. Ainsi, il est vrai que les enfants des catégories modestes rencontrent des obstacles relatifs à leurs faibles ressources mais ce n’est pas tout : les récits qu’ils vont endosser peuvent être déterminants pour leurs chances de réussite. De ce point de vue, le déterminisme peut être auto-réalisateur comme je le montre dans mes travaux. À ce titre, il n’est qu’à prendre l’exemple des immigrés d’Asie qui réussissent partout dans les études malgré les handicaps économiques et langagiers. Un article de la prestigieuse revue PNAS souligne le fait que la situation s’explique principalement par les récits favorables au travail et au mérite qu’on trouve dans ces communautés.
- Bronner Gérald, La Démocratie des crédules, PUF, 2013
- Bronner Gérald, Apocalypse cognitive, PUF, 2021
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