Le poète Jean-Claude Pirotte s’est éteint le 24 mai dernier à l’âge de 74 ans. Nous lui rendons hommage en republiant notre article sur son dernier recueil de poèmes, Gens sérieux s’abstenir, aux éditions du Castor Astral. Un recueil qui permet de prendre l’air du fin fond de son lit, de son fauteuil, sur les sièges d’un train ou d’un bus : car chez Pirotte, les pensées papillonnent.
Voyez, sur le trottoir d’en face, et plus loin encore, après les murs des immeubles, le vent satisfaire la danse des choses abandonnées à elles-mêmes : des pensées vont à leur suite, le corps s’est déjà mis en mouvement, par la force des choses ; les mots naissent, se répondent, s’assemblent en vers, en strophes, se sourient ou se grimacent, les uns aux autres, en rimes. Derrière une démarche aux pas jubilatoires, Jean-Claude Pirotte sème ses vers au vent, dans son recueil de poèmes, Gens sérieux s’abstenir. Des dizaines de petits poèmes, à la facture classique mais au ton iconoclaste, s’assemblent pour former un effeuillage de pensées désinvoltes, affranchies de toute attention quelconque à la bien-pensance ou à la mal-pensance : ces cadres mêmes s’effondrent sous leur inutilité. L’esprit est en extase sous sa seule liberté créatrice, affirmative et négative, morale et immorale, au-delà de toute idéologie : ni bienheureux ni malheureux, tout ça à la fois et même à l’infini, inversement, voir les mots simplement redonner vie aux choses, ni plus ni moins. La petite saveur des heures qui passent et des mots qui les divisent attise la délectation du poète. Ça donne un tour du monde autour du moi sans aucun ordre de priorité entre les deux. Mieux encore, de nombreuses unités instables :
“j’ai toujours été très fort
partisan du moindre effort
je simule ici et là
l’allure du koala
mais quand la nuit m’endort
c’est en rêvant au poème
que je n’écrirais moi-même
pas même pour un pont d’or
je préfère à mon réveil
savoir qu’il a pris la veille
la forme d’une fumée
qui a rejoint les nuées
et disposé la buée
de l’oubli sur les années”
L’appréhension du vide ou du néant (leur différence n’existe plus) disparaît derrière les coquetteries spirituelles des mots qui se permettent de s’accoquiner au temps qui passe : les ombres rétroprojetées de la mort prennent des allures de marionnettes complices qui distraient de la solitude. C’est un carnet de vagabondages que nous tenons entre les mains, les rois et les mendiants se dénudent et nous les contemplons dans leur plus simple appareil. Encore une fois humains, trop humains, indéfiniment humains dans leurs misères et dans leurs splendeurs : ils égalent ces ombres, projetées sur les murs d’une caverne antique, à la fois abolie et célébrée.
“l’obsession de l’altitude
en a fait tomber plus d’un
vlan dans la fosse à purin
la chute est d’autant plus rude
que l’on se croit protégé
on fréquente le soleil
du moins celui qui la veille
piétinait les affligés
et se prétendait le roi
or c’était aller tout droit
à la chute les revers
sont de l’ordre des affaires
on sait que battre le fer
c’est aussi battre le roi”
En ce monde qui n’est que chair à poème, Jean-Claude Pirotte ne cède à aucune tournure d’esprit qui ne saurait être sacralisée dans sa simplicité, préservé dans sa naïveté originelle. Projet du voyage : partir à la redécouverte du langage commun, mettre en lumière la nudité des instants, la simplicité du quotidien, la mécanique des impressions, la beauté délaissée des pulsions. On se laisse facilement prendre par le déshabillage de l’intellectuel et du conceptuel, des moindres faits et gestes de ses proies vivantes, asservies à ses mains poétiques : elles en exhalent leurs propres saveurs.
“il faut toujours définir
or tout est indéfini
on se meut dans l’infini
le fini reste à venir
impossible ne serait
pas français selon l’adage
le possible se propage
et c’est cela qui effraie
on n’en a jamais fini
de redouter l’aléa
la chute d’un météore
en plein sur le haut du toit
et l’écrasement du nid
qui met le dedans dehors”
- Gens sérieux s’abstenir, Jean-Claude Pirotte, Le Castor Astral, Février 2014, 13€.