Après Larrons, François Esperet publie Gagneuses, second panneau enténébré d’un retable lyrico-épique qu’il consacre à l’univers des putains et des vauriens, « idoles indifférentes au cri des paumes » et « princes dérisoires de la nuit ».
Il y a des jours comme ça… un froid dimanche de février pour être précis. Par désœuvrement on allume la radio et l’on entend une voix parmi les ondes et ce n’est pas si fréquent. Elle se déploie sur une plage de musique abrasive et narre le casse d’une bijouterie puis la course-poursuite menée tambour battant qui s’ensuit. L’agencement des mots est singulier, assénant son intensité inouïe et frappant la mémoire de son sceau. Au vol, on attrape un nom : François Esperet. On est saisi par un titre : Larrons, déjà ennobli par Faulkner. Le lendemain, encore fébrile de l’expérience, on se précipite en quête du livre et l’on découvre sa matière noire : quatre chants qui tissent les prosopopées incandescentes de malfrats d’aujourd’hui, sinistres argonautes écumant les marges urbaines et, de préférence, nocturnes. On en apprend davantage sur l’auteur aussi, son parcours : Normale Sup intégrée et bien vite quittée ; l’entrée en Gendarmerie et les années d’enquêtes, de contacts avec les truands, leurs trafics et leurs passions à géométrie variable ; plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, les services de la ville de Paris, la foi toujours maintenue, peut-être l’apaisement qui engage l’écriture.
Une écriture du flux
Impossible pourtant d’être bercé par cette écriture d’apparence syncopée, disloquée, pulsionnelle. On s’y retrouve en fait charrié par un flot d’invectives, entrelacement de trajectoires, confluence de sources devenues torrent. L’alternance ou plutôt la superposition des voix se confond ainsi en une parole primitive et mystique, crépusculaire et immersive. Celle-ci psalmodie des visions et télescope les réalités scabreuses avec les mythes. Elle résonne éprouvée et, par la même, terriblement éprouvante. Ses méandres épousent les ramifications brûlantes de l’asphalte et de tout ce monde interlope et synthétique d’une contre-société d’êtres en rupture de ban. Cela donne par exemple :
il s’éloigne en balançant ses bras diaconal encense insensé la nuit de sa fumée compulsive éclaire un peu l’obscurité cierge à moitié consumé des semaines ordinaires avant Carême austère en le croisant les silhouettes effacées des pays monotones inquiets tressaillent envoient leurs yeux peureux se perdre au point de fuite improvisés des rues kiosques à la dérive illuminations commerciales anémiées feux cyclopes à l’œil alternatif affiches anarchiques imposées de force aux façadesL’écriture épique, c’est la loi du genre, ne rechigne pas devant l’évocation des figures antiques et la rareté du lexique. Elle peut y trouver une mystérieuse beauté comme chez Saint-John Perse. Ou bien sombrer dans l’afféterie et le maniérisme. Loin de tout folklore balisé, Larrons trouvait, consciemment ou non peu importe, ses parentés de structure et de rythme du côté de certains poètes américains : Whitman, Pound, Ginsberg. Or leurs enfants se nomment Dylan, Young, Cohen et c’est en connaissance de cause que le critique Christophe Mercier note dans sa préface à Gagneuses que l’œuvre de son ami Esperet s’inscrit dans cette veine rock (et même baroque…) du long poème narratif et électrique.
État de conflit
Sous des aspects plus voluptueux mais non moins violents, cet aède des marges nous déporte vers la forêt de Sénart et ses sous-bois qu’on imagine erratiques. Sénart, ancienne chasse royale dont la légende raconte que Louis XV y rencontra sa future Pompadour, maintenant hantée par la présence spectrale des filles de l’Est et, dans leurs camionnettes dérisoires, par six prostituées soumises à la main avide de Franck Villon, minable féodal ayant hérité de cet apanage d’Essonne. Elles sont « les filles en blanc crucifix Romy Cathy Marylin ou gris khamsa Lila Nora Samira » et se partagent le territoire comme les concessions d’une colonie en bord de route départementale. Samira la favorite que le mac a choisie pour épouse et mère s’oppose à Marilyn, la rebelle péroxydée en attente de diversion.
Sur fond d’un ballet gorgé de désirs, de corps sans cesse accueillis puis régurgités, entre sarabandes pornographiques et engendrements adultérins, se dévoile une enquête judiciaire visant à abattre le réseau. C’est l’aspect romanesque du texte qui convoque toutes les bribes de films noirs, de polars ou de faits divers que la mémoire de chacun recèle. Univers codé auquel la pesanteur des figures imposées semble interdire surprises et détours. Mais si Gagneuses est pénétré de ces invariants, ce n’est nullement par abdication sous le poids du pittoresque.
Le texte fourmille en fait de détails d’époque, d’ambiances précises, de choses vues et rendues en succession de flashes, ce qui lui confère l’urgence et la qualité d’un témoignage inédit. Souvent des fragments pop (extrait de chansons, slogans, interjections) sont détournés et intégrés apportant une facétie innatendue. Et puis, si la prostitution a inspiré des kyrielles d’artistes, son approche n’est plus si évidente aujourd’hui à mesure que le tapin est relégué dans les hiatus clandestins du tissu périurbain. Esperet ne méconnaît rien des us et coutumes des souteneurs et décrit le sordide rituel des passes avec une brutalité presque écœurante que transcendent pourtant les arabesques de son histoire. Et lorsque celle-ci dérive vers Meaux puis oscille à Paris, il sait composer une symphonie de déambulations hypnotiques autour du périphérique:
le parfum s’évanouit quand s’en va la bouche émue qui l’a déposé celle qui l’a reçu veut le retrouver les lèvres altérées la nuit qui suit le rêvent au réveil abandonnées l’espèrent au long de la journée l’espérance endure en forêt les passes épicées les témoignages éteints le temps qui se présente le rendez-vous conçu la veille à la va-vite Évry Deux l’agora sept heures a maturé dans la journée la conception qu’est ce qui t’arrange en se quittant pas Meaux Paris c’est loin Melun moi je préfère Évry ça va sauvée de Villon Marilyn et préservé Louis-Phi de Valérie fuient par la FrancilienneSa forme exigeante, si on l’observe avec attention, lui permet d’enchâsser, avec un art consommé du contrepoint, ces boucles qui reviennent en leitmotiv. Visions, actions, monologues intérieurs, murmures et clameurs s’entremêlent au long des quelques mille-cinq-cent vers de vingt-quatre syllabes grâce à une vertigineuse mécanique de précision. Ainsi chacun commence par un sujet repris d’un vers précédent tel un obsédant mantra qui, recueillant les invocations en un seul faisceau, scanderait la procession. Par l’ampleur de ses savantes combinaisons, Gagneuses souffre, en comparaison de la folle allure de Larrons, d’une certaine solennité empesée mais parvient à ménager dans la densité de son corps des instants suspendus, des intermittences, une éphémère plénitude toujours tendue au-dessus d’un abyme de douleur :
les paroissiens quant ils ont pris part à sa peau lui forment un corps unique éternellement coupable la peau corrompue par une infinité d’étreintes est toujours vierge aux doigts présents qui la caressent le corps en étendant ses membres à tous les horizons bâtit dès ici-bas les fondations de Babylone Babylone est semée dans la chair insatiable encore et récoltée corruption rassasiée c’est assez la moniale en se mirant dans le rétro voilée de ses cheveux revoit sa vie d’avant rêve à sa vie d’après le rétro fendu lui fait le portrait fou de Picasso face et profil antagoniques il faut que je le changeC’est une liturgie des Heures traversée d’inquiétudes, de fureurs et de contradictions si bien qu’Esperet pourrait faire sienne cette formule de Claudel : « Le chrétien ne vit pas comme le sage antique à l’état d’équilibre, mais à l’état de conflit. »
Au cœur des passions vénériennes
Entre en scène le capitaine Louis-Philippe Erraré qui joue ici le rôle inconscient d’agent provocateur. Armé par la loi au service de l’ordre, le contact de ce milieu le révèle à lui-même. Sous les oripeaux de sa mission, il apparaît lui aussi vicié au sein d’un réel que la justice des hommes voudrait corseter. En succombant à Marilyn, lui qui s’imagine chevalier étincelant, il s’imprègne d’une souillure qu’il est tout prêt à accueillir sans que l’on sache véritablement s’il est possédé par l’orgueil ou par un élan de compassion. Son nom est signifiant (« Errare humanum est, perseverare diabolicum ») et, par ses fautes, il est humain, trop humain, donc pécheur comme tous les prochains qu’ils trouvent sur son chemin. Irrémédiablement attiré par cet envers de l’ici-bas qui révulse la bonne conscience puritaine, il participe lui aussi à la quête désespérée d’une empathie, d’un amour invisible.
Jamais l’auteur ne tombe dans l’écueil d’une stérile fascination pour le crime et les bas-fonds – qui cependant sont autant de récifs sur lesquels achoppent les destins de ses pages. Dans Larrons, la parenthèse ouverte par chaque chant ne se refermait ni s’épuisait. La démesure des truands reflétait l’état instable de la cité terrestre ; elle en émanait aussi bien qu’elle le radicalisait. Brassant rivalités tribales, addictions et sexe brutal, leurs existences instinctives s’éprouvaient et communiaient dans un ample mouvement d’étreinte pathétique. Ici c’est dans l’alternance de figures qui s’observent à la dérobée et le perpétuel jeu de miroir présidant à leur collision que surgit la question de leur mutuelle humanité, c’est-à-dire de leur commune déchéance. Chez Esperet comme dans le Monsieur Ouine de Bernanos, le mal apparaît diffus, interstitiel, maculant de son intensité les objets et les êtres. Mais, résistant à la tentation du jugement, le poète laisse libre cours à leurs itinéraires de solitude par-delà l’inéluctable des procédures. Dans Larrons on pouvait ainsi lire :
en attendant le jour où son jugement le condamnerait sans appel à la déchéance absolue de l’instant la confiscation de l’avenir et la radiation du passé sans défaillir il en jouirait Laurent de ses talents dissimulés continuant de receler l’amour et demain dans le secret de sa conscience et d’apparaître au monde entier comme un voleur héroïque et fameux dilapidant prodigue aujourd’huiEt dans Gagneuses :
la juge est seule en verve on se verra samedi je vous ferai parler mieux que les policiers la solitude étreint Gethsémani les âmes à l’extinction des feux tout ce sang qui s’exsude les âmes abdicataires en s’endormant des mâles insoumises à la nuit des femelles insomniaquesAux promesses sans lendemains des hommes excitant les rêveries d’ailleurs de leurs femmes (que ce soit la stabilité d’un foyer ou un exil à Pattaya) correspond la souveraine hospitalité de celles-ci aux désirs de ceux-là. Non qu’elles n’aient à souffrir la violence, le mépris ou la voracité de ceux qui se les attachent! Mais leur noblesse procède de leur propension au don. Quant au condé, s’il démontre un goût marqué pour la chasse, cela ne fait pas de lui un nouveau Julien l’Hospitalier dont il ne saurait partager la vocation de sainteté. Noyé d’illusions, guère moins proxénète que ses proies, il va jusqu’à se confondre avec son alter-ego Villon au moment de l’adieu, comme s’ils devaient former les deux portraits inversés d’un unique valet de cœur :
les deux frères ennemis serrement de mains libres émus de se quitter menottées c’est parti le temps d’apprendre à vivre au dépôt sous escorte il est déjà trop tard on aurait pu s’entendreEn regard, les putains sont tour à tour Salomé et mater dolorosa et l’on en revient ainsi à l’essence paradoxale des figures prostituées de la Bible.
Mystères du verbe
La Bible parlons-en ! Elle innerve les vers par les références plus ou moins évidentes qui abondent au long du texte ; que ce soit par une formule, une scène ou un nom. C’est ce qui lui donne, sous ses atours hyper-modernes et son fauvisme cru, une forme d’hérédité qu’on pourrait qualifier de médiévale, riche d’allégories et de symboles, comme un Roman de la Rose subverti par le phrasé dylanesque et les échos malsains.
D’autre part, et sans tomber dans la numérologie à la petite semaine, la récurrence du chiffre 6 ne peut manquer d’interpeller. Ce sont les six prostituées renvoyant aux six nations païennes qui fournirent épouses et concubines à Salomon. Ce sont les six années que dure le premier chapitre narrant la refondation de l’empire Villon, les six mois d’enquête de la deuxième partie, enfin les six jours ultimes qui accéléreront la chute. On songe incidemment aux six années qui furent nécessaires à Josué pour conquérir Canaan mais surtout aux six jours durant lesquels prit forme la Création. C’est aussi le nombre de l’épreuve et de la servitude dans la Loi hébraïque qui ordonnait de travailler pendant six jours, d’ensemencer la terre pendant six ans et qu’un esclave serve son maître pendant autant d’années…
Au dernier vers on entend encore une fois la voix de Marilyn, fille de joie enfin réconciliée: « l’avenir un septième jour adviendra mon bien aimé je suis la femme éternelle ». Elle résonne comme une prière d’action de grâce (à laquelle manque néanmoins la résipiscence) et semble définir un horizon d’attente quasi-messianique à l’aune duquel tout ce qui précède apparaît comme la contraction d’un temps qui aboutit à sa fin, au septième jour de la septième année. Ce Jour du Seigneur qui « arrive comme un voleur en pleine nuit » (1Th 5:2) et donne son titre à un pamphlet ardent d’Ernest Hello, écrivain admiré de Léon Bloy, pour lequel Esperet rédigea la postface d’une récente réédition.
Par la structure même de son récit que la composition des vers deploie en éventail, Gagneuses semble ainsi chercher la « pliure par l’entremise de quoi l’éternité nous devient visible » dont parlait Cocteau. Ce dernier qui dans son Orphée invitait à traverser le miroir pour rejoindre « (…) la zone. Elle est faite des souvenirs des hommes et des ruines de leurs habitudes » et nous voici renvoyés au Zone d’Apollinaire, invoqué au détour d’un vers, qui le premier élabora une poésie urbaine non-ponctuée.
Avec ce mélange instable de chrême et de soufre, François Esperet manipule une parole qu’on sent corrompue, pervertie par la vanité et l’affabulation de ses sujets
Avec ce mélange instable de chrême et de soufre, François Esperet manipule une parole qu’on sent corrompue, pervertie par la vanité et l’affabulation de ses sujets. Ces voyous au langage fleuri comme on le dirait d’une tombe, agonisant sous leurs propres injures, il les expose pour mieux les retenir. Et avec eux, celles qui encaissent leurs coups dans leur infinie pitié de vivantes. Aux destinées inexorables d’un réel dont il dresse le procès-verbal et qu’il se sait impuissant à lier et délier, il imprime en intercesseur la possibilité d’une grâce au-delà des pages. Ainsi, entre Babel et Babylone, sa fragile barque de nautonier arrache brièvement aux griffes du Mauvais Démiurge autant qu’aux eaux de l’oubli ces êtres dénudés d’une « aube abandonnée du verbe » (Larrons) pour tenter de préserver quelque chose de leur âme charnelle.
En épilogue de leur extraordinaire conversation sur le sacrifice d’Abraham et le mythe d’Antigone, George Steiner et Pierre Boutang, tous deux professeurs, écrivains, traducteurs et théoriciens de la littérature, l’un juif de l’exil, l’autre chrétien du royaume de France, s’interrogeaient sur les conditions d’existence et d’expression de la poésie dans un monde déserté par l’expérience du divin et l’affaissement de l’acte fondamental du langage. Auprès du pessimisme de son vis-à-vis, Boutang dessinait la possibilité d’une renaissance poétique en ces termes : « Ce sera encore plus pénétré de théologie ; ça ressemblera beaucoup plus à la Bible et au verset qu’à la poésie au sens des triolets, des acrostiches, de la mauvaise petite poésie ! » Parce qu’il n’est pas de ces proto-poètes qui mirlitonnent le petit doigt levé, drapés dans leur calicot de rimes, surtout parce que dans sa vigile il ne perd jamais le fil du Prologue de l’Évangile selon Saint-Jean, François Esperet s’intègre, sans racolage aucun, à cet horizon riche d’espérance.
Guillaume Pinaut
- Gagneuses, François Esperet, Le Temps des Cerises, coll. «Les Lettres françaises», 101 pages, 10€, novembre 2014.
- Larrons, François Esperet, Le Temps des Cerises, coll. «Les Lettres françaises», 114 pages, 12€, 2013.
- Invité de l’émission “Ça rime à quoi” sur France Culture le 9 février 2014.