Aux Plateaux Sauvages, le groupe Fantôme revient pour sa seconde création en trio. Après La Disparition, le collectif propose Futur, une autre exploration qui joue avec les frontières du réel, du théâtre documentaire et de l’expérience.
J’entre dans la salle prête à tout cette fois. Le trio a habitué son public à être délicieusement manipulé, baladé d’une réalité à l’autre, sans savoir qui croire. Là encore, les trois interprètes se désignent dans la fiction par leur nom véritable : Romain, Clément et Paul, trois compères qui promènent sur scène leur air de ne pas y toucher, leur sens du naturel, où l’on sent la trace de l’improvisation et de l’écriture de plateau. « Sur scène » est d’ailleurs beaucoup dire : dans la scène d’introduction de la pièce, les comédiens nous avertissent qu’ils ne pourront pas être présents ce soir sur le plateau car ils nous parlent depuis le futur. Nous n’entendons que leurs voix, venues d’un ailleurs où tout semble plus serein, un monde post-effondrement où on vit dans des yourtes, mange des champignons et vit du troc avec ses voisins. Les voix sont douces et amusées, une sorte de podcast du futur avec trois invités qui décrivent pour nous le monde d’après, celui qu’ils voient mais que nous ne verrons jamais – un monde qui déjà ne peut que s’écouter. Et tout le spectacle semble alors reposer sur cette fragile activité de l’écoute, si rare, si précieuse au théâtre où pourtant d’ordinaire on vient avant tout pour voir.
M’entends-tu ?
Tout le spectacle semble reposer sur cette fragile activité de l’écoute, si rare, si précieuse au théâtre où pourtant d’ordinaire on vient avant tout pour voir.
Si on ne peut qu’écouter le futur, on peut par contre voir le passé, et remonter le cours des événements qui ont fait advenir ce temps lointain de l’apaisement. Clément, Romain et Paul, au commencement de l’histoire, se retrouvent donc en forêt pour fuir la civilisation et chanter des chansons, et peut-être échapper à un malaise qui les ronge. Mais très vite leur retraite est dérangée par un jeune homme qui revient chaque jour pour écouter la forêt, enregistrer des sons et notamment traquer la respiration mystérieuse d’une bête blessée. Si nos trois compères se montrent d’abord assez réfractaires à l’intrusion tranquille et douce de cet homme dans leurs vies, celui-ci parvient à les intégrer à son projet de communication avec l’invisible, le sauvage, ce quelque chose qui se meurt et qu’on ne peut pas voir – mais avec qui il pourrait être possible, peut-être, de communiquer par le son.
Si cette communication est alors « intraduisible », comme le dit l’un des protagonistes, ce n’est pas parce qu’elle ne veut rien dire, mais que les significations en sont trop multiples, et doivent le rester… Les fantômes de Damasio et des furtifs, ces êtres que l’on ne peut approcher que par l’écoute au risque de les figer, mais aussi de Baptiste Morizot, Vinciane Despret ou Nastassja Martin, à la frontière de l’anthropologie et de l’éthologie, semblent planer au-dessus de ce petit campement de fortune où un groupe d’humains désapprend la prédation.
S’ensauvager
Très attentif aux questions de création sonore, le groupe Fantôme s’est entouré pour un tel sujet de deux musicien·nes qui participent à la fiction directement sur scène : jouant son propre rôle, l’ingénieur son (Emilien Serrault) diffuse ses nappes sonores et appelle la bête depuis son synthé, sur une composition musicale de Colombine Jacquemont – dont la présence au plateau aura aussi un rôle déterminant. La musique tisse ici un fil rouge qui va des chansons au coin du feu au désir de communiquer avec l’Autre, en passant par les plus étranges cérémonies.
Car tout est bon lorsqu’on tente de changer de/le monde : aucun ridicule ne tue quand on essaie par tous les moyens de se mettre en lien, d’ouvrir un passage. On peut imaginer des rituels, des jeux, un concert de rap, une kermesse. Il faut bien que l’effondrement soit aussi une fête. C’est qu’on ne sait pas bien comment se comporter face à cette bête une fois qu’on a renoncé à faire d’elle une proie : faut-il l’accueillir comme un dieu ? Tenter de la remettre en cage ? Essayer de lui ressembler ?
Comme toujours avec le groupe Fantôme qui porte définitivement bien son nom, il y a toujours un mystère au cœur du moment théâtral, de ces moments de grâce que le plateau fabrique dans ses coins d’ombre. Ce qui touche profondément avec ce trio, c’est leur foi dans la capacité des histoires à nous soigner, leur confiance dans les récits et le théâtre pour créer les choses et les faire advenir. « Notre cerveau, quand on lui raconte quelque chose, réagit comme si nous l’avions vécu », affirment-ils en ouverture. Ici, ils semblent nous inviter à rester à l’affût – à prêter l’oreille. Le futur n’est peut-être pas si loin, et « tout va bien se passer », si l’on parvient à s’en souvenir.
- Futur, une création collective du Groupe Fantôme (Clément Aubert, Romain Cottard et Paul Jeanson). À découvrir aux Plateaux Sauvages (Paris 20) du 29 janvier au 10 février.
- En tournée : Théâtre de Châtillon (92) le 26 mars 2024, Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux (92) et le Théâtre de Suresnes Jean Vilar (92) en novembre 2024
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