L'Âge atomique

L’art atomisé 

L’exposition sur « L’âge atomique » au Musée d’art moderne de la ville de Paris n’attirera peut-être pas les foules. Thème moins séduisant que le Pop art ou le Surréalisme, le public déjà lourd des horreurs de l’actualité ne voudra peut-être pas s’en rajouter avec une exposition sur le péril atomique et la nucléarisation du monde. Comme le souligne Günther Anders, sous l’égide duquel l’exposition est placée, les ressorts sont nombreux qui nous détournent de ce type de sujet, et nous préférons bien souvent y rester aveugles ou indifférents. Le visiteur qui bravera ses réticences sera d’ailleurs averti dès l’entrée : certaines œuvres et images sont susceptibles de heurter sa sensibilité.

Le travail des commissaires Julia Garimorth et Maria Stavrinaki en est d’autant plus courageux, et ambitieux. Il s’agit rien de moins que d’y voir « les artistes à l’épreuve de l’histoire » – en l’occurrence cette histoire récente qui ouvre, avec la découverte de l’atome, un nouvel âge de monde. Et même plus : car l’exposition ne présente pas seulement des œuvres d’art, tirées d’un siècle de création artistique inspirée par la recherche scientifique, la bombe atomique et la « nucléarité », mais d’innombrables documents, photographies, films, archives, qui poussent à questionner profondément le statut de l’art et des artistes au temps des catastrophes, leur lien avec la science, les inévitables risques d’esthétisation, et, de façon plus politique, leurs vaines prétentions à s’y opposer.

Œuvres et documents

Certes il n’est pas rare que des documents et des archives soient exposés aux côtés d’œuvres d’art. L’exposition réalisée en 2019 par la même Maria Stavrinaki au centre Pompidou sur « La préhistoire » reposait sur ce même mélange. À l’autre bout du spectre historique, à l’époque de la post-histoire, elle réitère avec des documents dont la nature tendent cette fois-ci à entrer en dialogue avec les œuvres d’art de façon bien différente, quelque peu écrasante.

Exposition L'Âge atomique
Marcel Duchamp
Air de Paris, 1919-1964
Verre, bois, 14.5 x 8.5 x 8.5 cm
Paris, centre Pompidou, MANAM-CCI

Car à côté du carnet irradié d’Henri Becquerel, dont il est précisé qu’il contient d’infimes traces de radioactivité (sans que cela ne mette en danger le visiteur), les œuvres géniales de Marcel Duchamp (La boîte verte, Air de Paris) semblent bien pâles et anecdotiques, littéralement moins rayonnantes. Les impressionnantes photographies des essais nucléaires, ou celles, glaçantes, des explosions d’Hiroshima et de Nagazaki, comme les dessins leurs survivants (les Hibakusha), récoltés dans les années 70, éclipsent par avance toutes les œuvres d’art, peintures, photographies, films, installations, qui jalonnent la suite de l’exposition. Et les photographies d’Oleg Veklenko, ancien « liquidateur » chargé des travaux de nettoyage de la centrale de Tchernobyl, sur lesquelles on peut percevoir les marques de l’intense radioactivité, relégueront les belles Uranographies de Sigmar Polke au rang de curiosité décorative.

Pire encore, dans un tel contexte certaines œuvres d’art risquent l’indécence. Soit qu’elles trivialisent la catastrophe nucléaire, en assumant plus ou moins leur fonction de propagande dans une véritable esthétique pop-apocalyptique – qu’on retrouve aussi bien dans la culture populaire (publicités, magazines, dessins animés) que dans certaines peintures, comme celle de Charles Bittinger, représentant une belle explosion sur fond de ciel bleu, utilisée pour l’affiche de l’exposition ; soit qu’elles l’esthétisent par des jeux formalistes plus ou moins subtiles, « analogies morphologiques » entre le globe et l’atome, la tête humaine et le champignon atomique (Salvador Dalí, Bruce Conner), ou avec des portraits défigurés (Francis Bacon, Isamu Noguchi, On Kawara).

Francis Bacon
Three Studies for a Portrait, 1976
Huile sur toile, 36.5 x30.5 cm par élément
Skarstedt Gallery
©The Estate of francis Bacon – Tous droits réservés – ADAGP, Paris et DACS, london, 2024 / Photo : Courtesy of Skarstedt, New york

Comme avec Auschwitz, auquel il n’hésite pas à comparer Hiroshima, Günther Anders se méfiait de cet art qui prend l’horreur pour « matériau ». Il reprochera par exemple au compositeur Luigi Nono de « solenneliser » la catastrophe avec sa pièce Canti di vita e d’amore : sul ponte di Hiroshima (1962), justement inspirée de l’un de ses textes. « Les représentations de la chute infernale conviennent au siècle du baroque, pas au nôtre », écrira-t-il.  

Tous ces écueils sont évidemment suggérés dans l’exposition, et parfois même explicitement réfléchis par les artistes eux-mêmes – on n’en attendait pas moins des Situationnistes, sur lesquels l’exposition s’attarde, de ne pas tomber dans la spectacularisation. Mais en régime esthétique de l’art, dont le musée d’art moderne est l’incarnation même, difficile d’échapper à la mise en scène et à l’esthétisation. 

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Art et science

Souvent moins esthétisant, l’art militant anti-nucléaire qui se développe à partir des années 60 semble quant à lui témoigner d’un autre échec : celui de sa relative impuissance politique. Surtout si on le compare au pouvoir prométhéen qu’acquiert la science au même moment, le pouvoir des artistes semble ridicule et désespérant. Là où on se plaît parfois à célébrer leurs noces, c’est donc plutôt leur tragique divorce auquel on assiste alors : quand la science gagne en pouvoir et se tourne résolument du côté de ses amants de toujours (les militaires et les industriels), l’art semble de son côté bien bavard, complexé, inutile, jaloux. 

Au moins depuis la Renaissance, la science et l’art pouvaient se targuer d’un objectif commun : transcender les apparences pour explorer les profondeurs de la réalité. Scientifiques, artistes, ingénieurs pouvaient dialoguer, voire se confondre (Léonard de Vinci), dans une même quête de savoir et de progrès. Dans cette perspective, on comprend que les travaux de Niels Bohr ou de Pierre et Marie Curie aient pu encore inspirer les artistes de leur temps. Le principe de dissolution de la matière et le modèle énergétique ne pouvaient pas laisser indifférents le mysticisme d’un Kandinsky ou l’occultisme d’une Hilma af Klint. Inversement, il n’est pas étonnant que le couple Curie se plaisent encore à assister à la performance de Loïe Fuller en 1911 inspirée de leurs propres découvertes.

Vassily Kandinsky
Le Jour du Jugement Dernier, 1912
Peinture à l’eau, encre de Chine, 33.6 x 45.3 cm
Paris, Centre Pompidou, MNAM-CCI

Mais comme on le voit bien dans l’exposition, il est un moment où la science change de programme : il ne s’agit plus tant de recherche fondamentale que d’applications militaires et industrielles. Les scientifiques et ingénieurs qui participent à la mise au point de la bombe ou de nouveaux réacteurs seront loin de toute préoccupation artistique. Avec la big science, la quête métaphysique est délaissée au profit d’une efficacité militaro-industrielle. Ce que le physicien Robert Oppenheimer, qui dirigea le Projet Manhattan, formulera plus trivialement : « Maintenant nous sommes tous des fils de pute ». 

Impuissants, trompés et relégués, les artistes semblent alors se replier dans la dénonciation militante, souvent vaine au regard de l’incessante prolifération nucléaire. Inversement, et plus cyniquement, d’autres artistes ou architectes (comme Claude Parent) n’hésiteront pas à s’investir, comme les scientifiques, auprès de l’industrie nucléaire.

Muséification de l’atome

Un certain malaise finit donc par nous envahir en visitant cette riche exposition, mais pas seulement parce que certaines images ont pu heurter notre sensibilité. Comme avec tout ce qui entre au musée, nous avons l’impression – en l’occurrence trompeuse – que l’âge atomique est un temps révolu, clos, passé. L’exposition produit un étrange effet de distanciation, à la fois géographique (le nucléaire c’est surtout aux USA, au Japon, en URSS), et historique (c’est archivé, et donc à peine présent). La France est pourtant un pays hautement nucléarisé – ce qui est tout juste évoqué dans une photo-paysage où un homme pêche tranquillement devant la centrale de Nogent-sur-Seine (Jürgen Nefzger) ; et comme l’indique la « doomsday clock » (horloge du Jugement dernier) du Bulletin of the Atomic Scientists, nous n’avons jamais été aussi proches d’une apocalypse nucléaire…

Travail immense et admirable, cette « exposition événement » pécherait presque par excès d’ambition et volonté d’exhaustivité.

Travail immense et admirable, cette « exposition événement » pécherait presque par excès d’ambition et volonté d’exhaustivité. Le propos, certes nuancé et étayé d’un riche catalogue, tend à se brouiller et à diluer l’ensemble des œuvres dans une forme de cacophonie : l’art militant et les images de propagande, les documents d’archive et les films, les incontournables approches anticolonialistes, féministes, écologistes, finissent par s’entremêler dans une sorte de grand cabinet de curiosité où chaque pièce y recouvre l’autre, et où, par un effet de zapping, chacune perd de son intérêt propre et de son impact. On se sent alors un peu comme ces happy few de la célèbre photographie de Dennis Brack : affalés dans des chaises longues, lunettes noires sur le visage, ils assistent paisiblement au spectacle d’une explosion nucléaire le dimanche 8 avril 1951 dans les îles Marshall (opération Greenhouse). Que le visiteur se rassure donc : il n’est pas sûr que cette exposition suscitera, comme Günther Anders l’escomptait, la peur et la panique.

  • « L’âge atomique. Les artistes à l’épreuve de l’histoire », au Musée d’art moderne de la ville de Paris (jusqu’au 9 février 2025).
  • Image : Bruce Conner, Bombhead, 2002, © Conner Family trust, San Francisco – ADAGP 2024 – Photo Courtesy Magnolia Editions, Oakland, CA.

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