Publié aux éditions le Réalgar, Corps profond d’Eve Guerra est un court recueil d’une beauté incandescente. L’autrice forge une langue faite de réminiscences à partir de ses blessures et explore poétiquement ses gouffres intérieurs. Corps profond retrace l’histoire d’un corps en quête de rédemption et dessine un itinéraire vers la lumière à travers la remontée de souvenirs blessés.
Construit comme un long poème narratif, Corps profond déploie un cortège d’images nées de souvenirs d’enfance. La poétesse ressuscite la geste familiale grâce à une écriture sensorielle et sensuelle. Il s’agit d’abord de rendre hommage aux femmes de Pointe Noire, aux coutumes et aux couleurs mais surtout à la mère avant que la guerre civile au Congo ne vienne déchirer l’enfance et entraîner l’exil : « Dans la nuit la lumière – je crois mais c’est sûr – ouvre une porte sur ton visage et ta bouche baisant la croix de ce rouge charnel et cru ». La figure de la mère, illuminée par la grâce, est incarnée par le rouge qui annonce la violence des événements à venir.
La litanie sensorielle qui caractérise l’écriture d’Eve Guerra accompagne la lente montée des perceptions qui réveillent le corps et la mémoire. Le motif du sel qui scande le recueil permet ce télescopage des souvenirs : « je me souviens de l’odeur du sel comme de ses tresses sur mon visage : l’odeur du sel est tombée sur ma peau, m’offrant la mémoire de tous les morts et l’odeur du sel est revenue ce matin, effondrant le monde encore ».
La guerre vient clore l’innocence et annonce le malheur, celui qui s’empare de l’âme et l’emprisonne. L’innommable bouleverse les jeux de l’enfance, brouille la mémoire et disloque la syntaxe : « l’odeur du sang comme les cadavres entassés au bout de la ruelle où nous jouions, autrefois, de tous nos corps réunis, la corde à sauter balayant le sable rouge, se levant jusqu’au-dessus de nos bras ».
Arrive ensuite le temps de l’errance et de la béance. Le récit est troué par d’autres voix et d’autres noms. C’est l’adolescence tumultueuse aux échappées poétiques, c’est un fracas qui veut franchir le rivage de la parole dans un désir d’absolu. La poétesse enchante le monde de son regard et propose des visions célestes et impuissantes : « Au bout / les vitres de nuages où le parc blanchit / l’arbre / et ses bras de silence / le soleil insignifiant / (pas même un rayon portant le paysage) / au bout / le ciel qui tombe / l’aube / matin midi soir / infinie / au bout / l’astre-absence. »
L’âme, le deuil et le corps
La dernière partie du recueil est consacrée à l’image ambivalente du père. À l’instar de celle de la mère, cette image est associée à la couleur rouge : « Ouvraient une pluie de sang » ou encore « La ronde rouge d’un fleuve ». Les nuances qu’elle incarne ne sont pourtant pas équivalentes : le rouge de la mère, écarlate, représente sa sensualité, sa beauté et sa maternité (« Tu étais rouge, rouge divine, rouge comme le sang gonflant tes lèvres ») qui l’assimile finalement à une sainte (« Ma mère est une Sainte ») ; celui du père est, paradoxalement, bien plus sombre, et va se teinter de noir : la ronde rouge du fleuve représente ses mains qui tiennent le « drap noir ». La symétrie entre la mère et le père peut également se retrouver dans la mort : celle qu’ils rencontrent tous les deux de façon soudaine. La mère, victime de la guerre civile qui déchire son pays, est présentée comme une victime dont la fragilité est soulignée par l’argile dont ses os semblent être constitués (« sa mère est d’argile – elle implose entre ses mains le jour venu »). Cependant, elle garde une posture de combattante (« l’odeur s’imprimant dans celle du sang, maman et ses bras si longs autour de mon cou combattait la nuit. »). Le père, a contrario, meurt de façon moins glorieuse, alors qu’il était parti en voyage dans le seul but, semble-t-il de s’amuser : « Papa à l’autre bout du monde, dans sa forêt, qui ne m’appelle pas depuis trois mois, travaille tout le temps et vit comme un enfant – la fête les amis d’abord – m’appelle ce jour-là […] puis meurt ».
La pesanteur et la grâce
Que reste-t-il alors, une fois que les deux parents sont morts ? La fuite semble être la seule solution. « Quitter la ville » devient un impératif, suite à l’enterrement du père dans son « cercueil en zinc ». Comme un retour sur soi après la violence des événements, la langue d’Eve Guerra devient plus heurtée après des récits quasiment narratifs qui racontent des épisodes vécus avec le père (les huîtres à Noël, la mort de la grand-mère puis la sienne) : « espace-souvenirs, espace-mémoire, espace-prison, espace-fausse lumière ».
Les poèmes d’Eve Guerra se situent à la lisière de l’ombre et de la lumière et témoignent d’une sensibilité absolue.
La fuite est donc physique puisqu’il faut quitter la ville, mais elle est aussi spirituelle : il faut libérer l’âme, elle aussi prisonnière (« comme si je considérais que mon corps était enfermé dans mon âme »). Comme l’aveugle qui part se laver dans le bassin de Siloé pour recouvrer la vue, l’âme, elle aussi, finit par guérir après une baignade dans une rivière. On assiste alors à une véritable renaissance : dans un mouvement ascendant, qui supprime la « pesanteur » du corps, l’âme fait revivre le père et la mère réunis dans une ultime image de bonheur : « Elle (je) tourne autour de toi de ses hanches (sa mère pose sa bouche, son visage tout contre le sien) : / Papa tourne autour de toi de nos mains et son sourire illumine notre visage. » Le « je » finit enfin par s’associer au « elle », de même que la famille est réunie dans les adjectifs possessifs « nos mains » et « notre visage ». Cette réconciliation est également celle de l’âme et du corps : la phrase « l’âme meut le corps » conclut cet épisode. Le corps, grâce à l’impulsion de l’âme, peut produire des moments de grâce comme l’épisode de la réconciliation familiale.
Comme les figures opposées de la mère et du père, ou encore celles de l’âme et du corps, le recueil s’achève par un poème contrasté : il y a, d’un côté, le blé, le soleil et la vigne ; et d’un autre la dalle des tombes.
Recueil d’une intensité admirable, Corps profond ouvre la voie à une forme de rédemption du corps. Quand, d’un passé ancien, il ne reste que des ruines, seule la violence des sensations et des souvenirs peut faire réapparaître l’édifice brisé d’une mémoire qui cherche à se reconstruire pour éclater comme un soleil. Les poèmes d’Eve Guerra se situent à la lisière de l’ombre et de la lumière et témoignent d’une sensibilité absolue.
- Eve Guerra, Corps profond, Le Réalgar, 12 euros.