Eva Baltasar

Eva Baltasar : drôle de mère

Après Permafrost et Boulder, l’autrice catalane Eva Baltasar conclut sa trilogie avec son dernier récit Mammouth, traduit aux éditions Verdier. Dans chacun de ses romans, Eva Baltasar explore la question du lesbianisme et de la maternité selon un angle peu commun – entre refus d’être mère, maternité contrainte et maternité indirecte. Pourtant, la jeune narratrice de Mammouth ouvre le récit par l’affirmation de son désir d’être mère, et sa quête d’un partenaire sexuel lors d’une « fête clandestine de fécondation » : 
« Le jour où je devais me mettre enceinte était celui de mes vingt-quatre ans et j’ai organisé une fête d’anniversaire qui cachait en réalité une fête clandestine de fécondation. » 

Eva Baltasar, Mammouth

Chercher à être mère

L’intrigue du dernier récit de Baltasar semble en ce sens répondre à ses précédents romans, tout en prenant la tangente opposée : cette fois-ci la narratrice éprouve un désir d’être mère, si fort qu’elle semble prête à tout pour tomber enceinte. Jeune femme lesbienne, elle n’a jamais eu de rapport avec un homme et tente alors d’avoir une expérience hétérosexuelle au début du livre dans le but de tomber enceinte lors de sa soirée d’anniversaire. D’emblée, on suit le récit d’une narratrice à la fois bornée et contradictoire, qui cherche à tout prix à devenir mère. Se comparant elle-même à un prédateur, elle chasse sa proie pendant la soirée jusqu’à tomber sur un jeune maître-nageur : « En l’apprenant, j’ai pensé à des spermatozoïdes aux larges épaules, à de magnifiques remonteurs de fleuves, et ça m’a donné confiance pour la suite. » Le lecteur se sent investi dans ce projet de maternité qui transforme la narratrice en véritable chasseresse, décrivant les rouages d’une logique calculatrice et froide. Mais le projet initial n’aboutit pas, « Quelques jours plus tard, j’ai eu mes règles. La tache de sang sur ma culotte était une insulte. Pour qui tu te prends ? » et la narratrice reste troublée par ce rapport dans lequel elle pensait avoir l’ascendant :

« Je me suis souvenue de la nuit de mon anniversaire. J’avais hurlé moi aussi. Au premier assaut. Une seule fois. Puis il y avait eu un grand naufrage, la fissure suivie d’un engloutissement. Comme celui d’un grand pétrolier brisé par le milieu. Comme dans l’amputation d’un continent. Le corps peut contenir un océan glacé dont l’abondance gît, irrécupérable, au fond où tout dort, pris au piège. » 

Ce piège précisément se referme sur elle, et face à ses propres contradictions : « Ce n’est pas le désir d’enfant qui m’avait séquestrée, c’est le désir de gestation, de faire passer la vie à travers mon crops, de créer. » Elle choisit de fuir et quitte Barcelone pour la campagne. Le premier chapitre de Mammouth se ferme ainsi, alors qu’on vient à peine de s’installer dans l’histoire et l’écriture d’Eva Baltasar, laissant une sorte de frustration. Le deuxième chapitre, beaucoup plus long – la moitié du roman – explore des problématiques tout à fait différentes, comme s’il s’agissait d’un autre roman : la narratrice travaille pour un paysan et adopte un mode de vie ascétique. La logique du roman de Baltasar apparaît en ce sens presque contradictoire, sans que cette contradiction apporte quelque chose : le troisième chapitre, explore à toute vitesse les conséquences de la maternité sur le corps de la narratrice et son dégoût d’elle-même après avoir accepter de « servir de pute » au berger. Les éléments des trois chapitres ne semblent pas vraiment se lier et apporter des points de vue différents et remplis de contradictions sur la maternité. 

En effet, si l’histoire que choisit de développer Eva Baltasar intrigue et semble partir d’une contradiction féconde, on se sent déçu par une force d’écriture qui retombe un peu à cause des clichés déployés : Baltasar reprend dans ce roman des clichés de la littérature lesbienne contemporaine, sans apporter un regard neuf dessus. Une jeune femme lesbienne, qui a des rapports sexuels avec des hommes dans un contexte où elle se sent maîtresse de la situation, tout en étant exploitée notamment par le paysan qui l’utilise comme prostituée, l’isolement à la campagne, le travail manuel et physique, un rapport à la maternité contradictoire et un rapport au corps assez violent… Baltasar semble avoir réuni ici beaucoup d’éléments au cœur des récits lesbiens contemporains, sans développer pour autant ces angles d’une manière pertinente, ou apporter quelque chose de nouveau.

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Vivre comme un animal

Tout au long du roman, la distinction entre humanité et animalité se réduit, portant un discours sur la bestialité des désirs humains et d’une proximité humaine avec les animaux. La narratrice apparaît dès le début comme une prédatrice, un animal en quête d’un partenaire sexuel – dissociant alors l’orientation sexuelle de la question de la procréation : « Je devenais l’animal captif qui lève le museau et demeure pensif parce qu’il a reniflé les doigts d’un enfant et qu’il a ravalé sa faim. »

Les animaux sont présents dans le chapitre montagnard, où la narratrice aide avec le berger avec ses moutons, ses poules et vit en communion avec les bêtes. Elle devient elle-même une sorte d’animal dans sa « tanière » qui se découvre dans ce retrait de l’humanité : « j’ai reculé de plus d’un degré sur une coordonnée sans nom. Je dirais que je ne sais pas d’où je viens, je me découvre moi-même et ça me fait peur en même temps que j’en tire un orgueil anormal. » 

L’expérience de la maternité relie ces pôles de l’animalité et de l’humanité dans le roman en explorant la piste du monstrueux : il y a quelque chose de dérangeant dans cette monstration de la proximité des animaux, dans la confusion entre le corps humain, le corps monstrueux et le corps animal – et c’est précisément à cet endroit que semble se trouver l’intérêt de Mammouth, le véritable propos développé par Baltasar. Face aux questionnements que nous imposent nos désirs, nous sommes sans voix, comme les bêtes. La seule conclusion que nous pouvons en tirer, avec la narratrice c’est que : « la vie est le territoire de la multitude […]. Rien n’est à moi, en dehors de moi. J’ordonne que tout ce qui a été à moi soit à la vie, cherche et trouve son chemin dans la vie inhumaine et crue, car ce n’est plus à moi. »

  • Eva Baltasar, Mammouth, éditions Verdier, 2024.

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