Francesca Woodman

Voix anciennes et contemporaines

Les éditions Bruno Doucey, qui publient régulièrement des anthologies de poésie thématiques soigneusement composées, nous offrent ici un choix de poèmes conjuguant l’érotisme au féminin. C’est un nouveau sens au mot « érotisme » qui résonne à travers cet ouvrage, un érotisme plus libre, plus politique, engagé et insoumis. 

Voix anciennes et contemporaines de la poésie

« Je suis une femme / pleine de violences / pleine de désirs / pleine de moi-même » (Sofia Karampali Farhat, Zaatar)

Ce recueil est intéressant précisément en ce qu’il cherche à composer à partir de différentes voix de poétesses contemporaines une vision singulière de l’érotisme littéraire écrit par des femmes. Le recueil se décline en autant de thèmes que le mot « érotisme » contient de lettres : émois, rencontre, orgasme, tabous, insoumise, sensualité, masturbation, enfantement, et met en relation ces voix actuelles de la poésie avec celles plus anciennes d’autrices classiques (Louise Labé, Li Qinzhao, Antoinette Deshoulières).

Un érotisme politique 

Les thèmes qui irriguent ce recueil sont rarement évoqués dans la littérature érotique. Il y est question de maternité, de divorce, d’onanisme féminin, de lesbianisme, de colère, de tendresse, mais aussi de douceur. La dimension sociale et politique des poèmes est mise en évidence, et permet une passerelle entre l’écriture littéraire, poétique, et les combats socio-politiques propres aux femmes. C’est un érotisme non passif, presque militant qui se dessine entre ces lignes teintées de sensualité. Le ton léger, touchant de la poésie de Hettie Jones dissimule en réalité une dimension sociale forte. C’est une femme divorcée et blessée que l’on observe s’affranchir de sa condition féminine pour s’emparer des rennes de son plaisir, et jouir de cet inconnu qu’elle a choisi – et non le contraire :

« Elle / se remet de son divorce / et de sa douleur si profonde […] Elle le conduit sous les étoiles dans un endroit où / personne ne peut les voir. L’herbe est haute et humide, / c’est un été pourri. Doux Jésus, elle / le culbute. » (Hettie Jones, Elle)

L’érotisme des femmes est un érotisme libre, militant, qui refuse de se plier au simple désir et cherche à redonner un souffle de vie à ce genre par l’évocation de thèmes forts et ancrés dans un contexte social actuel.

Ce recueil fait la part belle à un nouvel érotisme, inventif, imagé, très vif et emprunt d’images neuves pour dessiner une cartographie du désir féminin, teinté de surréalisme :

« Le vent souffle à mon sexe / des naissances de poissons / Ils grandiront sur deux pattes / L’arbre leur offrira des ailes / Ils disparaîtront » (p. 39, Florentine Rey, Nuptial)

L’érotisme contre les tabous

À travers ces lignes d’une haute sensualité, est exprimée en filigrane la question du tabou lié à la sexualité féminine, encore plus fort dans le contexte iranien des années 1960. On regrette cependant que certains poèmes ne soient pas reproduits dans leur intégralité, mais tronqués pour convenir au format du livre, notamment le somptueux et célèbre poème de la poétesse iranienne Forough Farrokhzad qui se confie sur son propre désir, sur son « péché » : 

« J’ai péché / J’ai péché dans une telle extase / Dans une étreinte chaude incandescente / J’ai péché / Entourée de bras ardents querelleurs vigoureux / Dans ce lieu discret et sombre / J’ai péché / Pour ses yeux de mystère / Et mon cœur impatient / A tressailli dans ma poitrine » (p. 67, Forough Farrokhzad, J’ai péché…)

Désir et vieillesse, autre tabou lié à la sexualité des femmes est évoqué dans ce recueil. Michèle Voltaire Marcelin s’empare de sa plume poétique pour confronter le lecteur à cette question de la sexualité des femmes âgées, toujours sur ce ton comique, faussement léger et profondément rebelle, tendre, pour dire la place importante qu’occupe toujours le désir sensuel dans son propre corps :

« Ils m’ont menti, ceux qui m’ont dit un jour je serais plus tranquille. Ils m’ont trompée. Rien ne meurt avec l’âge. Ni l’envie d’amour, ni celle des baisers. » (p. 78, Michèle Voltaire Marcelin, Mensonge)

Désir charnel et insoumission 

Le désir amoureux, sensuel, charnel apparaît finalement comme étant étroitement lié à la volonté et au désir d’insoumission. Il est en cela indispensable que ce désir occupe une place de choix dans le cœur et l’esprit de toute femme. Désir érotique et désir de rébellion s’épousent et s’unissent à travers ces différents poèmes. 

« Je découvrirai les voiliers de ma bruyante liberté / De mon désir de mon désir de mon désordre » (p. 30, Nawel Ben Kraïem, Désirs)

La postface signée Ananda Devi tisse un lien entre écriture et érotisme, cherche à dédramatiser le plaisir parfois physique que peuvent éprouver les écrivains au travail, accouchant littéralement de leur œuvre littéraire. 

Le « e » final du mot « érotisme » déploie en fin d’ouvrage un ensemble de poèmes questionnant ce rapport singulier à l’érotisme et au corps, qu’est l’acte de donner naissance. Enfanter un poème comme on enfante un être. 

« Sous ce téton pointu, / c’est un cœur libre que tu mordilles. » (p. 104, Lisette Lombé, Un cœur libre)

Insoumission semble être le maître mot dominant l’ensemble de cette très belle anthologie. Le désir de jouissance et de liberté s’exprime chez ces poétesses par le recours au poème ainsi qu’à l’érotisme. C’est ainsi un érotisme nouveau que fondent et définissent ensemble ces soixante-neuf plumes contemporaines, en proposant de modifier la vision même que le lecteur a de ce terme. Faire entrer la tendresse dans l’érotique, c’est un nouveau pari qu’esquisse Maud Joiret à travers un poème teinté d’humour et d’espièglerie, Viens là :

« oh oui viens là que je t’enlace / mon amour / viens là qu’on ne se baise pas » (p. 77, Maud Joiret, Viens là)

Mais ce qu’il importe avant tout pour rendre érotique la tendresse et érotiser la révolte, c’est de nommer ce qui n’a pas de nom, c’est de dire ce que l’on ne dit pas. L’érotisme au féminin est un érotisme qui ne craint pas de s’exprimer, du bout de la plume comme pendant l’acte de l’amour :

« Vous prononciez nos corps, disiez des mots crus, me faisiez rougir / Les choses pour qu’elles existent, il fallait les nommer sensualité et érotisme du mot, du fait de parler pendant l’amour et de nommer les corps, les actes, les gestes. » (p. 34, Samantha Barendson, Vous)

  • Érotiques, 69 poétesses de notre temps, Anthologie établie par Ariane Lefauconnier, Éditions Bruno Doucey, 2024.
  • Crédits photo : Francesca Woodman

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