Eric Chacour

Éric Chacour : « J’écris sur des sentiments, pas sur des concepts »

Le Caire, dans les années 80. La vie bien rangée de Tarek, qui est devenu médecin comme son père, bascule soudain, lorsqu’il fait la bouleversante rencontre d’Ali, un homme qui place la liberté au dessus de toute autre valeur. Dans son premier roman, Ce que je sais de toi, publié en 2023 aux éditions Philippe Rey, Éric Chacour nous décrit avec grâce et élégance une passion  fulgurante et interdite dans l’Égypte de la fin du XXe siècle. 

Sébastien : La première question que je voudrais vous poser, pour permettre à nos lecteurs qui ne connaîtraient pas encore votre roman, c’est de vous demander de nous présenter votre  personnage de Tarek, le personnage principal de la première partie du roman. Qui est-il ? 

Éric Chacour Tarek est un garçon que l’on rencontre au début du roman, quand il a dix ans, et qu’on voit évoluer sur quatre décennies. Il est issu d’une communauté levantine, des Syriens et des Libanais qui vivaient en Égypte, parfois depuis plusieurs générations, majoritairement francophones et chrétiens, et qui se voyaient un peu comme un trait d’union entre l’Orient et l’Occident. 

Je dirais que Tarek ne se pose pas beaucoup de questions. Il se laisse un peu guider par la vie, comme s’il interprétait une partition écrite pour lui, sans vraiment se demander si elle lui convient réellement. Il sera médecin comme son père, occupera à peu près la même place dans la communauté que ses parents, fera un bon mariage avec un amour de jeunesse, Mira… jusqu’à ce qu’un déraillement se produise.  

Sébastien :  Quel rôle joue Ali dans cette trajectoire, à la fois sur le plan  social, mais aussi intime ? Et comment pourrait-on définir cette relation entre ces deux personnages ? J’ai l’impression qu’il y a plusieurs strates de relation qui se superposent entre Ali et Tarek. Une relation  d’affection, d’amitié, d’amant, d’amoureux. Comment pourrait-on définir cette relation-là ? 

Éric Chacour : Je ne chercherais pas forcément à la définir. J’écris sur des sentiments, pas sur des  concepts. Je décris ce qui se passe et laisse le lecteur l’interpréter comme bon lui semble. 

Ali est un jeune homme qui a grandi dans le Moqattam, une colline en bordure du Caire où se trouvent ceux qu’on appelle parfois en France les chiffonniers (je dirais plutôt des recycleurs), des gens qui récupèrent les ordures, les trient puis les recyclent. Ils créent des objets assez incroyables, dans des ateliers que l’on peut d’ailleurs visiter. Ils récupèrent par exemple de capsules Nespresso, les brodent en formant des motifs de fleurs sur des sacs conçus à partir de chutes de tissus. C’est à la fois utile et d’une grande créativité.  

L’Égypte que je raconte est celle de l’époque de mes parents : une Égypte que je ne verrai jamais.

Lorsqu’Ali va à la rencontre de Tarek, c’est pour lui demander de l’aider à soigner sa mère malade. Ce sera le début d’une complicité qui se transformera peu à peu en une passion dévorante et, bien évidemment, impensable pour l’Égypte de la fin du XXe siècle. À peu près tout sépare Tarek et Ali : la religion, l’âge, la situation sociale, le métier qu’ils pratiquent. Mais c’est finalement leur seul point commun, celui d’être des hommes, à cet endroit et à cette époque, qui les condamnera plus qu’aucune autre différence. 

Ali est beau, d’une intelligence instinctive et d’une grande vivacité. Mais il est aussi une métaphore de ce que Tarek aurait pu être dans une autre vie, s’il avait été plus libre, moins conditionné socialement, si moins d’attentes familiales pesaient sur ses épaules… et s’il avait eu le courage de s’écouter. Je pense que Tarek tombe autant amoureux d’Ali que de cette version de lui-même qu’il aurait pu être dans un autre contexte. 

Sébastien : Tarek est ce personnage qui est tiraillé entre la nécessité de répondre à des normes sociales et son désir d’émancipation. 

Éric ChacourOui, je le dirais peut-être autrement. Je crois qu’il est surtout tiraillé entre une vie qu’il n’avait jamais questionnée, et des sentiments qui s’avèrent rapidement incompatibles avec celle-ci. Lui, qui pensait sans doute qu’on pouvait passer une vie entière à se laisser guider sans remettre en cause l’ordre établi, est tout à coup obligé de faire un choix. 

Sébastien : Oui, c’est comme si Ali jouait un rôle de révélateur. Soudain, il va confronter le personnage de Tarek à  sa propre intériorité. Il va le pousser à se demander : « est-ce que la vie que je mène est vraiment la vie que j’ai envie de mener ? »  

Éric ChacourOui, je crois d’ailleurs que beaucoup traversent leur vie sans jamais se poser cette question-là. Par facilité, par lâcheté, par peur de déplaire ou pour d’autres raisons encore. 

Sébastien : Vous avez qualifié dans un entretien Ce que je sais de toi  de roman olfactif, d’ailleurs je crois qu’il devait d’abord s’appeler Ce que je sais de toi sentait  l’ail et l’anis ». Est-ce que vous pourriez revenir sur cette dimension du récit ? Pourquoi Ce que je sais de toi est-il un roman  olfactif?  

Éric Chacour J’associe l’Égypte à beaucoup d’odeurs que j’ai tenté d’identifier pour les glisser dans ce roman. Il y a un chapitre qui commence par une description de celles que le personnage retrouve au moment de revenir au Caire, après plusieurs années d’absence. C’est d’ailleurs l’un des tous premiers passages de ce texte que j’ai écrit. Je me souviens qu’à ce moment précis, j’écoutais en boucle une chanson de Fairouz. 

L’Égypte que je raconte est celle de l’époque de mes parents : une Égypte que je ne verrai jamais. C’est évidemment une fiction, mais je tenais à ce qu’elle ait cette toile de fond.

Le pays a évidemment changé au fil des décennies, la communauté levantine que je décris y est beaucoup moins importante, en nombre et en influence, et le contexte politique n’est pas le même. Mais je pense que, parmi les quelques choses qui subsistent, on retrouve certainement les odeurs. C’est sans doute pour ça que j’ai eu envie d’en mettre autant. Quand je suis au Caire et que je sens cette espèce de mélange d’ordures brûlées, de fèves et de jasmin, j’ai la conviction qu’à ce même croisement de rue, quarante, cinquante ou soixante-dix ans plus tôt, on y sentait déjà les mêmes parfums.  

Sébastien :  Vos deux personnages principaux sont des hommes, et vous avez qualifié votre roman de roman féminin. Comment un  roman dont les deux narrateurs sont des hommes peut-il être un roman féminin ? 

Éric Chacour : Je pense qu’il s’agit de la grande imposture de ce roman ! Au Québec, en France, en Espagne, en Angleterre, au Danemark… sur à peu près toutes ses couvertures, c’est un homme qui est représenté, parfois deux. De même, le titre est Ce que je sais de toi, un « toi » dont on apprend dès les premières pages qu’il s’agit d’un homme (je vous laisse découvrir ce qu’il en est du « je »). 

On pourrait donc effectivement croire que les personnages principaux sont des hommes. Mais les plus intéressants de ce roman sont, à mes yeux, les femmes. Ce sont elles qui ont l’envergure, le caractère, l’intelligence qui leur permettent de tirer les fils de cette histoire, de tenir la famille, de sauver les apparences. Ce sont elles également qui agissent, parfois avec maladresse, souvent par amour, face à ce même drame qui les unira.  

Sébastien Et à ce sujet est-ce que vous diriez vous même de vos romans qu’ils possèdent un propos politique ? Notamment sur le regard que vous portez sur la condition des femmes en Égypte dans les années 80 ou bien sur la question de l’homosexualité puisqu’on a l’impression que vous montrez un pays où on fait comme si l’homosexualité n’existe pas, comme si c’était une sorte de tabou social. 

Éric Chacour : Non, il n’y a pas d’intention politique dans mon roman. Je ne cherche pas à revendiquer, à dénoncer ou à défendre quoi que ce soit. Je raconte une histoire, celle de personnages qui ont chacun leur combat. Bien sûr, le contexte historique et social dans lequel je vais situer mon récit vise à mettre en relief ces combats. Choisir l’Égypte de la fin du XXe siècle pour raconter cette histoire d’amour entre deux hommes dont on pressent, dès les premières lignes, qu’elle sera tragique, n’est évidemment pas innocent. Mais ce n’est pas militant pour autant.  

Sébastien : C’est peut-être dans cet interstice-là que se situe la littérature, précisément. Je trouve que vous l’avez très bien dit. Ce n’est pas innocent, mais ce n’est pas militant.  

Éric Chacour : Je sais qu’il y a des gens qui pour affirmer que toute forme d’art procède d’une intention politique. Pour ma part, je ne le pense pas. Je ne crois pas que, lorsque Lara Fabian me déclare qu’elle m’aime « comme un fou, comme un soldat, comme une star de cinéma », il faille y chercher une intention politique quelconque. Et pour autant, l’amateur d’elle au fond de moi ne laissera personne contester la valeur artistique de cette déclaration ! 

Non, s’il fallait vraiment trouver un dénominateur commun à toute forme d’art, je crois qu’il serait plutôt du côté des émotions, celles que l’on cherche à susciter à travers un acte créatif. Que ces émotions puissent ensuite être récupérées politiquement, c’est une évidence et l’Histoire est jonchée d’exemples. Mais les émotions ont aussi le droit de n’exister que pour elles-mêmes.

J’ai l’impression que ce sont souvent les artistes les plus désireux de parler de politique qui sont les premiers à dire que l’art serait intrinsèquement politique. Cela peut tout à fait caractériser leur pratique de l’art, qui est certainement sincère et valable, mais en aucun cas l’art lui-même. Je crois qu’on peut aborder des sujets qui nous tiennent à cœur sans s’inventer de justifications pour légitimer sa prise de parole. Regardez, je n’en ai eu besoin d’aucune pour vous parler de Lara Fabian dans cette interview.

  • Ce que je sais de toi, Éric Chacour, Éditions Philippe Rey, 2023.
  • Crédits photo : ©Justine Latour

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