Emmanuel Bouju : que vaut le roman contemporain ? 

Dans  Épimodernes, un essai de théorie littéraire stimulant, érudit et disponible gratuitement sur internet,  Emmanuel Bouju pose une question aussi simple que vitale : il vaut quoi le roman contemporain ? À travers les notions d’épimoderne et d’épifiction, on notera une démarche de conceptualisation assez salutaire, qui permettra de compléter et préciser les cases déjà usées de « l’autofiction » et du « post-moderne » ; et plus largement, d’en finir avec une supposée fin de la littérature. 

Épimodernes d’Emmanuel Bouju

Reprenant les Six propositions pour le nouveau millénaire d’Italo Calvino, Emmanuel Bouju donne à notre littérature contemporaine six valeurs ou si l’on veut, six directions : la superficialité, le secret, l’énergie, l’accélération, le crédit et l’esprit de suite. Six qualités donc, qui seront comme les déclinaisons du concept proposé au cœur de l’ouvrage, celui d’épimoderne. Si on peut définir celui-ci de manière préliminaire comme un « après le post-moderne » les valeurs du préfixe -épi invitent surtout à déployer un éventail plus large de valeurs que celui de -post, épi pouvant désigner étymologiquement le contact de surface, l’origine, l’extension, l’autorité et la finalité. L’analyse liminaire du cas Enrique Vila-Matas permet de saisir la nuance entre le post- et l’épi- moderne : si ses romans, dont les protagonistes sont souvent des personnages d’auteurs en mal d’inspiration, peuvent être les épigones d’un intellectualisme mélancolique et décrépi, ils représentent, pour l’auteur, plus qu’une fin de la littérature (fantasme post-moderne) une épi-graphie, c’est-à-dire une écriture de surface, du commentaire, et de réécriture de la modernité. En d’autres termes, une méta-littérature certes mélancolique et ironique, mais toute en légèreté :  à la fois à l’ombre des grands et en même temps capable de mettre en lumière leur discrète, mais insistante présence dans nos vies. Cette « superficialité » du commentaire pourrait sembler tout bonnement ludique. Elle est, selon E. Bouju, en réalité, décisive pour l’avenir du roman contemporain. Car, on le sait, l’écriture tourne toujours autour d’autres auteurs, d’autres livres, d’autres citations.  De ce qui nous a marqué. En ce sens, l’écriture, assumée comme réécriture, n’est pas qu’un exercice de style. Ce n’est pas même à proprement parler une réécriture, mais plutôt, une manière de multiplier les fréquentations. Ou encore, dans la possibilité de parler avec n’importe qui n’importe quand, et de passer, sans transition, du littéral au littéraire : un everything everywhere all at once. Ubiquité qui fait du corps maladif de la littérature, un parcours de santé, l’occasion d’une échappée belle, voire de belles envolées 

La littérature-promenade dans un monde de catastrophe

Tout cela est bien beau. Mais on pourrait objecter que si la littérature n’est qu’une sorte de promenade à vol d’oiseau, elle ne fait que tout survoler. Ce soupçon de belle impuissance, la littérature la retourne, selon l’auteur, comme un gant pour en faire sa consistance propre. Une sorte de vérité sans usage, semblable à l’air pur d’une ballade : un exercice qui revigore. Cet enjeu thérapeutique n’est pas nouveau mais il est énergiquement confronté et étayé dans les développements sur la grande hache de l’Histoire : comment la littérature pourrait-elle exprimer la douleur, la destruction, le mal, l’exil ? Face à l’impossibilité de la représentation, des œuvres contemporaines telles que celles d’Elfriede Jelinek, W. G. Sebald, Javier Cercas, Aleksander Hemon par exemple, apportent quelque chose de plus ; tout un ensemble d’évitements, de sublimations, de dispositifs spéculaires, et d’ironie, discrète, ou ostentatoire, qui constituent une « pansée du roman » ; une souveraineté de l’acte d’écriture  sur la vie. Plus encore qu’un ressassement des hantises du passé, un acte vivifiant qui constituerait, selon l’auteur, une expérience de pensée analogue à la boîte-miroir  permettant de visualiser le membre fantôme grâce à l’inversion spéculaire : une forme de résolution imaginaire du traumatisme de la disparition, par make-believe, permettant de faire tenir ensemble le possible et l’impossible. Une espèce d’étonnante et naïve perception quantique pour notre monde catastrophique. Quelque chose comme un sourire de chat du Schrödinger et du Cheshire, dont on ne saurait identifier lequel est le dédoublant du dédoublé.

Un paradigme fiduciaire 

On poura retenir, dans la forêt de propositions, souvent jubilatoires, ou virtuoses égrénées de tiroirs en tiroirs, de manière parfois quasi oulipienne, quelque chose comme la détection d’un mouvement de plaques contemporain : la transition entre un « paradigme indiciaire » et un « paradigme fiduciaire ». Qu’est-ce-à-dire ? Là où les trames narratives, selon une démarche analogue à l’historien,  au détective, au journaliste, se construisent, le plus couramment depuis les années 1990 à partir de la recherche de traces, faisant ainsi de la narration une démarche d’investigation de documents, d’archives ou de témoignages focalisés sur une figure de l’absence, ou du secret  (et les exemples sont multiples : W.G. Sebald, Javier Cercas, Umberto Eco, Aleksander Hemon parmi ceux cités) on assiste de plus en plus et en parallèle, à des questionnements sur l’autorité de ces témoignages : qui est-on pour témoigner ; I-witness ou eye-witness, simple témoin oculaire, victime, voire martyr, ou arbitre impersonnel ? E. Bouju propose à partir de là l’idée d’un paradigme fiduciaire, « où domineraient les questions du crédit et de la dette, voire des croyances et de la foi, et plus largement de la promesse (politique, morale, intellectuelle), tenue ou trahie ». Ainsi les fictions du témoin oculaire qui, comme le Jan Karski de Yannick Haenel posent cette question : qui témoigne pour le témoin ? Car l’auteur, dans ce cas, témoin de témoins, doit jouer de la ruse de « Personne » et suivre à la trace l’histoire d’un témoin oculaire du ghetto de Varsovie – Jan Karski –  avant de se glisser par la suite plus fictivement cette fois, dans sa peau. Et prendre sa voix. Les finalités recherchées à cet effet ? Faire ressurgir dans toute son actualité l’exigence de mémoire (à mesure que les témoins de la Shoah, par la force des choses, disparaissent) en affichant toutefois avec son objet, par l’ostentation du dispositif narratif, une distance plus ou moins ironique. Un jeu sur le témoin qui problématise plus qu’elle ne comble. Cette ruse homérique, ce jeu de l’auteur et de l’authenticité n’est certes pas nouvelle. Elle prend cependant de nouvelles formes fiduciaires : on pensera à  l’essor des fictions biodocumentaires, comme D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère – récit de gens qu’il rencontre et dont il raconte, par collaboration, leur histoire – ou encore Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas – journaliste qui décide de prendre pendant six mois un CDD comme femme de ménage pour vivre la vie des gens défavorisés. On pensera enfin aux montages d’interviews dans les œuvres de Svletana Alexievitch, dans La Fin de l’homme rouge qui, faisant résonner les biographies des citoyens ex-soviétiques interviewés, donne accès à une vérité multiple, discordante, et paradoxalement démocratique sur une URSS déchue et omniprésente. À l’évidence, ce paradigme fiduciaire n’annule pas la valeur de l’archive, ou du témoignage, elle la complète, la complique, la multiplie. En fait, la littérature, re-crédibilise à travers ce que E. Bouju appelerait donc des épifictions le statut décrédibilisé de toute parole trop générale, acculée par le désenchantement collectif. 

La mort de l’auteur rewind

Notons que le terme épifiction, avec tous les atours, et les précautions de son préfixe, montre que littérature contemporaine, tout en accentuant le caractère fiduciaire de la parole donnée, ne se livre pas pour autant totalement au réel, au social, c’est-à-dire au détriment de la subjectivité auctoriale. Car c’est aussi, précise l’auteur, sur fond de disparition, un moyen indirect de ressusciter de sa mort. C’est en ce sens qu’E. Bouju note une reconquête partielle : 

« l’auteur occupe désormais une position mineure et secondaire, mais [celle-ci est] tout aussi obstinée, voire obsessionnelle ; il fait figure d’auteur subsidiaire mais résolument exposé, à la fois « écrivant » et ré-écrivant, en lecteur, spectateur, portraitiste, interprète ». 

On pensera à ces portraits d’auteur au second degré, ou entre les lignes, comme dans L’autoportait Bleu de Noémie Lefebvre, La Vérité sur Marie de Jean-Philippe Toussaint, ou D’autres vies que la mienne d’Emmanuel Carrère, des livres qui dévoilent les obsessions subjectives des auteurs sous des figures esthétiques ou métaphoriques tutélaires, ou simplement des aspects de leur vie, des rencontres : des épifictions donc, en ce qu’elles déplacent la figure d’auteur de sa centralité autofictionnelle vers d’autres figures : « en lecteur, spectateur, portraitiste, interprète » ou en ami, tout simplement. 

Littérature vs Weltschauung 

De même que l’auteur invite à s’autoriser la littérature, à lui donner crédit en tant qu’elle se tourne, dans l’exercice plein du contemporain, vers le possible, on saluera le fait que ce livre s’autorise lui aussi à la théorie littéraire

De même que l’auteur invite à s’autoriser la littérature, à lui donner crédit en tant qu’elle se tourne, dans l’exercice plein du contemporain, vers le possible, on saluera le fait que ce livre s’autorise lui aussi à la théorie littéraire. Les réinterprétations caballistiques, acoustiques, kafkaïennes de la littérature – à l’aune de la lettre K –  peuvent paraître quelque peu difficultueuses, ou inouïes, mais elles ne laissent pas sourd. Elles nous font entendre des choses d’une autre oreille. Ce qui n’est même pas forcément de la musique, ou une vision. Sans doute la littérature relève-t-elle de ce que l’auteur dit à propos de L’Autoportrait Bleu de Noémie Lefebvre : un effet beaucoup plus modeste que le projet d’un art totalisant, celui produit par l’ « oreille coupée » de l’autoportrait de Schönberg sur la narratrice, et cette soudaine capacité à entendre le « murmure des contemporains » à l’écart et contre la terreur de la Weltanschauung – de la vision du monde collectivement imposée par les mass media –  dans un autoportait. C’est peut-être sur cela seulement que tout tient :  la littérature non pas comme art total, wirkung wagnérisant, mais comme arte povera, comme écriture à la marge — la pauvreté d’un signe qui nous retient. 

Épilogue sur l’avenir du roman :  2666, épicentre du contemporain 

Qu’on ne s’y méprenne pas : ce devenir-mineur de la littérature n’est pas une minoration de son importance. Au contraire, l’ouvrage vise à rendre à l’art du roman toutes ses potentialités, sa plasticité protéiforme, pour en saisir son « héritage mystérieux ». Celui-là même que le 2666 de Roberto Bolaño, placé au centre de l’essai, questionne. Il y a dans ce roman une puissance d’augmentation telle, qui, à même de saisir les possibilités énormes et écrasantes de notre siècle en fait une leçon d’énergie pour tout roman futur, pour tout œuvre à venir. 2666 comme une pyramide sans sarcophage, un dispositif circulaire sans centre identifiable. Un épicentre du contemporain donc, et qui serait comme le nombre clé, la combinaison unique et indéchiffrable d’une multiplicité de plaques sismiques.

Mais à quoi rime le roman, cette dépense splendide si elle ne mène à rien ? Si elle n’intéresse justement que les dingues des pyramides ? L’auteur chilien y répond partiellement dans une conférence intitulée « Littérature + Maladie = Maladie » :  les romanciers peuvent encore montrer les chemins « sur lesquels il faut se lancer et se perdre pour se trouver de nouveau ou pour trouver quelque chose. Peu importe quoi, un livre, un geste, un objet perdu [c.f. l’économie des signes, l’oreille coupée de Schöenberg sus-mentionnées] pour trouver quelque chose, peut-être un modèle, avec de la chance : du nouveau, ce qui a toujours été là » — un secret de surface en somme ; le nouveau comme quelque chose de vieux comme le monde ? Quel triste épilogue ! Mais n’est-ce justement pas là tout l’art de la littérature : celui de feindre comme Pénélope d’en finir, et d’incessamment épiloguer ? 

Illustration : Jean-Honoré Fragonard, La Liseuse, vers 1770


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