A l’occasion de la sortie de son dernier film, Cent mille milliards, Virgil Vernier nous parle de son rapport au corps des comédiens, des images que l’on regarde pour se faire du bien, mais aussi du miracle. Rencontre.
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Dans vos films, on retrouve une espèce d’anachronisme très pertinent. Vous mélangez souvent des aspects mythologiques voire magiques avec des environnements contemporains. Comme s’il fallait convoquer des figures anciennes pour supporter la violence du monde actuel.
C’est une interprétation intéressante. Je ne peux qu’approuver ce que vous dites. Il y a une vision dominante, laïciste, qui se méfie de tout ce qui est religieux, qui ricane face à toutes les superstitions. Mais, au fond, j’ai l’impression qu’il n’y a jamais eu autant de goût pour l’ésotérisme, les conspirations, la lithothérapie, plein de choses que j’ai mises dans mon dernier film. La bourgeoisie, avec son bon goût, s’en moque pour montrer à quel point elle est supérieure aux classes populaires.
Les classes populaires auraient un goût pour ces choses-là ?
Elles l’ont toujours eu. C’est une constante dans l’histoire ce besoin d’explication par l’irrationnel, par des zones de mystère. C’est juste que c’est mal vu par le cinéma et par les intellectuels.
J’ai l’impression que d’autres cinéastes français font entrer une dimension imaginaire dans des films plutôt réalistes. Récemment dans Eat the night, Caroline Poggi et Jonathan Vinel ont exploré l’univers du jeu vidéo. Est-ce qu’il n’y aurait pas de plus en plus ce mélange étonnant et nécessaire ?
Une génération encore plus jeune a sûrement besoin de fuir un réel violent dans lequel on se sent impuissant. Face aux injustices du monde, nous avons toujours besoin de nous échapper, que ce soit par des drogues ou des jeux vidéo. Le cinéma a eu besoin de ça. Dans le néoréalisme italien déjà il y a avait besoin de sortir des impasses du réel par la convocation d’un Dieu ou d’un miracle.
D’ailleurs parfois vous faites des montages avec des images trouvées sur internet. On a l’impression que ce seraient des sortes de nouvelles icônes. Les gens vont croire à ces images-là, ultra-contemporaines.
J’adore le mot icône que sans doute je ne comprends qu’à moitié, je pense que c’est vraiment ça que je cherche : quels sont les nouveaux totems ? Les nouvelles images qui, aussi superficielles soient-elles, captivent l’attention des gens et leur font du bien, les fascinent, et dans lesquelles ils projettent plein de peurs et de fantasmes ? J’ai essayé de les évoquer dans mes films d’une manière plus ou moins frontale. Je tourne autour de cette question tout le temps, c’est sûr.
Et comment choisissez-vous ces images ? Comment ces idées vous viennent-elles ?
Sur Cent mille milliards, par exemple, cette idée des heures miroirs, cette idée que parce qu’il est 21h21 ou 22h22, il y aurait un miracle, une connexion cosmique entre des individus, m’intéressait. De la même manière que la période de Noël évoque une période suspendue, les heures ne sont plus les mêmes, le temps passé ensemble n’est plus le même. On s’ennuie, on regarde tout le temps son téléphone, on commence à voir des choses qu’à d’autres moments on ne verrait pas. Voilà, la question c’est : « Que se passe-t-il entre le 24 décembre et le 31 décembre ? » J’ai voulu travailler à partir de ce moment. Il y a plein de natures mortes dans le film qui rappellent ça. Le film joue beaucoup avec la numérologie.
Votre cinéma reste néanmoins réaliste.. Mais est-ce que vous seriez ouvert à des effets visuels ? Ou restez-vous fidèle à la réalité ?
Le réalisme est un mot qui a une longue histoire. Je me suis toujours fixé la limite de ne pas filmer avec quelque chose qui serait fabriqué par le film. J’ai envie que la magie provienne de la simple observation du réel. De révéler ce qu’il y aurait de magie. Dans une certaine tradition européenne du cinéma, on ne veut pas aller vers le grotesque. Pire que ça, je me suis toujours interdit de filmer quelque chose qui ne pouvait pas arriver si la caméra n’était pas là. Si je me force à provoquer des situations qui seraient fabriquées par le film, c’est un peu une forme d’interdit et je me dis : « c’est encore plus beau d’aller révéler ce qui a déjà lieu dans notre monde ».
Donc vous prenez des acteurs qui ne sont pas professionnels. Ce choix a du sens. Comment les choisissez-vous ? Les dialogues sont-ils écrits ou y a-t-il une part d’improvisation ? Puisque vous voulez faire advenir quelque chose qui serait déjà dans le réel, est-ce que vous leur permettez de construire leur personnage ?
Pour moi les dialogues c’est personnel, presque comme son propre corps. Je serais mal à l’aise de demander à quelqu’un de dire mes mots comme si c’étaient les siens. Les mots qu’on utilise sont très intimes. Je choisis des gens que j’aime profondément et j’épouse tout chez eux. Les accidents de langage, c’est ce qui vient d’eux et que je ne peux ni inventer ni diriger. Je leur confie le personnage. On en discute ensemble. Je leur demande : « Est-ce que t’es le genre de personnage à faire comme-ci comme-ça ? Est-ce que tu penses que le personnage pourrait faire ça ? » Et ensemble on travaille les limites et la caractérisation des personnages pour qu’ils soient totalement à l’aise pour les jouer. Qu’ils soient suffisamment à l’aise parce que ce n’est plus eux et qu’ils peuvent se livrer un peu plus qu’ils ne le feraient par pudeur face à une caméra. Au cours des mois avant le tournage, nous cherchons les contours que nous dessinons ensemble. Je ne peux pas forcer les choses, je choisis des gens qui ressemblent à ce que j’avais déjà imaginé pour le film mais je fais toujours le pari qu’ils vont amener plus que ce que mon esprit avait imaginé d’eux.
Donc vous n’écrivez pas de dialogues ?
Non, je suggère juste des situations. Ils vont faire une tarte aux pommes par exemple (Cent mille milliard, NDLR), je leur dis qu’ils vont le faire et que tel personnage ne sait pas le faire, tel autre va diriger les opérations. En choisissant des axes de caméra précis, on va pouvoir capturer la chose étonnante qui va se passer, les rapports entre les trois individus. Le dialogue c’est leur corps même. Ce que j’ai trouvé très beau chez d’autres cinéastes ou dans la télé-réalité, ringard chez certains cinéastes qui continuent de mettre des mots d’auteur.
C’est vrai que certains comédiens s’effacent au profit du texte. Dans vos films il y a quelque chose de très incarné.
Le miracle de filmer des gens, la beauté de l’expérience du réel, la manière dont une personne s’exprime, comment quelqu’un cherche ses mots, ne sait plus quoi dire… Tout cela m’intéresse beaucoup plus que n’importe quelle phrase que j’aurais pu écrire. Les gens sont plus intéressants. Par contre, j’aime mettre des voix-off. Là je sais que c’est littéraire mais je veux que ce soit comme des pensées.
La voix-off ressemble plus à des poèmes ou des incantations, des idées obsédantes.
Exactement. C’est comme quand on rumine une idée la nuit. Je ne cherche pas à être Marguerite Duras. Ce qu’on se rumine ce ne sont pas des phrases bégayées. J’ai envie que ce soit dit comme des voix intérieures. Dans Mercuriales, j’avais mis des phrases comme des mantras, ce qu’on ne peut pas dire dans un dialogue réaliste.
J’ai l’impression que vous ne cherchez pas à filmer la marginalité ou les marginaux. C’est souvent raté au cinéma à cause de ces représentations, comme si on déguisait les personnages. Dans vos films, la marge arrive naturellement. Les personnages ont une complexité – sans doute parce qu’ils improvisent aussi – ils ne ressemblent pas à un type. Vous respectez la singularité des gens que vous filmez, la marginalité n’est pas construite.
Je pense même que la marginalité, c’est le centre. Le cinéma s’est mis à filmer principalement des couples bourgeois, hétéro, pendant une très longue période. Au départ il y avait l’idée de filmer des esquimaux, l’arrivée d’un train, c’était pas spécialement la bourgeoisie. Moi j’ai l’impression de filmer, comme quand je prends le RER, des gens qui sont au centre de la France. C’est juste que le cinéma ne les a pas beaucoup filmés. Je n’ai pas de revendication de marginalité.
Il est difficile de qualifier votre cinéma, on ne sait pas trop où vous vous situez. Je vous parle de mythes, de magie, de réalisme, de documentaire. Il y a quelque chose d’un peu insaisissable dans vos films. Vous nous montrez quelque chose et nous devons nous débrouiller.
Je pense que je veux juste montrer la folie du monde actuel. Il est insaisissable et sauvage, incompréhensible. Il échappe à tout. Il est brûlant comme une ville en pleine nuit avec des gens soûls, des clochards. Il est sombre et drôle.
Vous filmez beaucoup la ville. Là où le cinéma bourgeois filmait des intérieurs. Paradoxalement on a l’impression que vos personnages sont souvent prisonniers de l’espace urbain. A Monaco, cette ville-État, les bâtiments ressemblent à des forteresses qui emprisonnent. On dirait que tout est faux et qu’il est nécessaire de sortir de ce décor.
Les choses sont toujours paradoxales, ambiguës, attirantes, avec des pièges. Les personnages sontcoincés dehors mais quand même il y a l’horizon.
D’ailleurs vous montrez beaucoup de paysages et de couchers de soleil. Dans Mercuriales le paysage est sur un papier peint, dans Cent mille milliards, un personnage regarde Dubaï sur son portable. On s’échappe mais à travers des images.
Ce sont des simulacres de paysages. C’est beau car ce sont des petites images qui nous aident à rêver. Je ne suis jamais allé en prison mais je pense que si j’y étais je regarderais des images pour me faire du bien, pour penser à autre chose.
Avez-vous des inspirations, des cinéastes de prédilection ? On ne les trouve pas tout de suite en regardant vos films. J’ai pensé à Rivette, à Céline et Julie vont en bateau où on retrouve ce mélange entre magie et réalisme.
Il y a tellement de choses qui inspirent, des séries, des dessins animés. On va rechercher ces émotions plus tard dans nos films. Je pourrais vous citer un film pas très connu pour avoir l’air un peu distingué. C’est sûr que Pasolini m’a ouvert les yeux quand je l’ai découvert. J’ai compris qu’il y avait une manière d’appréhender le monde avec une autre grille de lecture, ça m’a beaucoup libéré.
Il y a quand même quelque chose qui vient d’une expérimentation artistique.
J’ai vraiment envie de faire des films comme un enfant fait des dessins, avec une grande innocence. Mais je n’ai pas envie de le faire dans un geste artistique.
J’ai lu que vous aviez tourné un film à Los Angeles.
J’ai tourné le premier tiers. J’aimerais y retourner pour faire un film en trois parties. Si tout va bien, je repars en janvier tourner deux autres parties. Ce seraient trois histoires complètement différentes. J’ai eu la chance de tourner avec le chef-opérateur Sean Price Williams grâce auquel j’ai eu beaucoup de facilités donc l’équipe technique va sans doute rester la même.
C’est un peu l’accomplissement des univers que vous filmez ici. Los Angeles, en termes de simulacres…
J’ai essayé de montrer un Los Angeles qu’on n’aurait pas déjà vu, de filmer de la manière la plus personnelle possible. J’espère que ce sera à la hauteur.
- Crédit photo : © Manon Lutanie
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