Laurent Pépin

Laurent Pépin : « Il n’est plus demandé au psychologue d’entendre la folie, mais de la reconditionner de façon à ce que les énoncés délirants disparaissent »

Après sa Monstrueuse Féérie puis son Angélus des Ogres, Laurent Pépin publiera en octobre Clapotille, le troisième volet d’une trilogie de contes au confluent de la poésie et de la folie — prise dans un sens positif car subversif. Il a discuté avec nous de la vision du monde qui sous-tend son œuvre, à laquelle nul ne saurait nier un trait des plus précieux : la singularité.

Laurent Pépin, Clapotille

Lucas : Le narrateur de votre trilogie est psychologue dans un asile, le « Centre » : il n’approuve cependant pas les méthodes utilisées avec les internés, qu’il nomme de manière méliorative les « Monuments », et à l’école desquels il se met plus qu’il n’entend les soigner. Ainsi déclare-t-il : « j’ai toujours considéré que mon métier de psychologue consistait en quelque sorte en un poste d’assistant auprès d’inventeurs ». Comment définiriez-vous ce que l’on appelle ordinairement la « folie » ? La considérez-vous comme une source fondamentale de la créativité humaine ?

LP : Classiquement, la folie peut désigner « la perte de la raison ou du sens commun », définis suivant des normes sociales, donc arbitraires, et englober aussi bien les postures marginales, déviantes ou anticonformistes et les psychoses au sens clinique du terme. La notion de « folie » ne permet donc pas de distinguer la psychose de la marge, voire de la contestation politique radicale.

Dans une société totalitaire, un contestataire sera considéré comme fou et traité comme tel. Mais, de façon plus banale, dans nos sociétés ultra-libérales, contester que la marche du monde doive être dictée par l’économie, le normage industriel des savoirs dits scientifiques, la manipulation de masse par les pouvoirs politiques, médiatiques et financiers, c’est se montrer « fou ».

Lorsque mon narrateur affirme que la psychose est l’origine de la créativité humaine, il ne faut pas y lire ma propre opinion : mon narrateur est très probablement schizophrène. Mais il décode parfaitement cette novlangue et il a bien compris que si l’écart entre un mot, une perception, une thèse et sa lecture singulière par un individu est frappé désormais du sceau de la folie et que cet individu doit être reconditionné de façon à abolir cet écart, c’est bien la musique, la poésie, la possibilité même de tout art qui disparaîtront.

Blanche, une des Monuments, dit au narrateur dans l’Angélus des Ogres : « Depuis qu’ils savent inventer des machines qui distillent la pensée pour en retirer l’alcool, nous ne pouvons plus que secouer nos chaînes pleines de mots muets trop lourds à porter. […] Parce que nous ne sommes plus des inventeurs de mondes et que nous errons en regardant se dissoudre la langue, les paroles écroulées, abattues comme des oiseaux morts à nos pieds. »

Estimez-vous que le monde moderne, techniciste jusque dans son traitement de l’homme, tarit ainsi la veine poétique de l’humanité ?

Le problème, pour moi, c’est la fusion de la science et de l’industrie, c’est-à-dire la capture des moyens scientifiques et matériels d’un progrès au service d’une vision consumériste aux mains de quelques-uns.

Les paroles de Blanche-Colombe évoquent plutôt le traitement contemporain de la psychose, que j’ai vu transformer foncièrement mon travail de psychologue clinicien : il n’est plus demandé au psychologue d’entendre la folie, mais de la reconditionner de façon à ce que les énoncés délirants disparaissent. C’est faire beaucoup de mal à des individus en souffrance pour qui il n’y a d’énonciation possible qu’à la condition de créer une position d’énonciateur de façon auto-déterminée : « en tant que psychotique, d’où je vous parle, qui je me prétends, et plus encore ce que je vous dis sera évidemment fou pour tout un chacun ; mais, pour ma part, je n’ai le choix qu’entre cela et la mort ». 

Il est devenu impossible dans l’exercice de la psychologie clinique prescrit par les agences étatiques de s’affilier théoriquement à la psychanalyse. Il ne s’agit pas ici de querelles d’écoles ou de courants de pensée. Lorsque l’on nous impose la « neuro-psychologie » et ses outils, on nous impose surtout un changement de but dans le lien que l’on crée avec le patient : il ne s’agit plus de l’entendre pour l’aider à créer dans cette interface une bulle de survie et peut-être même de partir de là avec de petits outils à transposer dans d’autres interactions humaines, mais de réduire l’écart que représente son discours et ses comportements avec les discours et comportements autorisés. Ces pseudo-querelles d’écoles, caricaturées à dessein en oppositions entre un vieux monde superstitieux et un monde contemporain guidé par le progrès scientifique, sont des tours de passe-passe sémantiques par lesquels on déguise une profonde régression des pratiques et de l’accueil auprès des patients en souffrance psychique : nombre des moyens et outils à la disposition de la neuropsychologie, de la neuropsychiatrie et de la psychologie cognitive n’ont rien à voir avec la neurologie. La plupart de ces modélisations sont déclinées à partir d’algorithmes informatiques. Le préfixe « neuro » sert ici d’argument d’autorité pour défendre une méthode qui vise en réalité à affirmer une idéologie dans laquelle les inventions et trouvailles du malade doivent être vaincues au profit de la norme sociale, et est déclinée en corrélation avec le mythe contemporain de l’homme nouveau, né de sa propre technologie.

Au-delà de ce retour vers un fonds archaïque, le narrateur semble vouloir aussi sublimer le monde par l’invention : « Il faut bien reconstruire le monde à sa façon, on ne peut quand même pas le prendre tel qu’il est, c’est trop triste. Tu prends le ciel, les nuages, les oiseaux, ce que tu voudras, ça n’a aucun sens si on n’y invente pas autre chose avec. »

La vie est-elle trop triste pour ne pas devoir être fantasmée ? Une forme surréalisme est-elle vitalement nécessaire à l’être humain ?

J’utilise le surréalisme, mais aussi la pataphysique, les contes, la littérature fantastique et même la psychanalyse, mais prise au premier degré — ce que je qualifierais de « psychanalyse animée » (au sens des cartoons) — afin d’essayer de sublimer ce monde que je trouve de plus en plus irrespirable.

Dans Clapotille, qui paraît le 17 octobre aux éditions Fables Fertiles, le prolongement des mutations des définitions de l’humain, que l’on a pu observer auparavant dans L’Angélus des ogres à travers l’avènement de la « pensée filtrée », aboutit à l’interdiction des rêves. Quelques résistants fonderont des bars à rêves clandestins, dans lesquels fous et rêveurs viendront inhaler des fioles emplies de rêves…

https://zone-critique.com/critiques/langelus-des-ogres-de-laurent-pepin

La phrase que vous citez désigne simplement l’écart irréductible entre une chose et sa perception par un humain : en effet, la perception passe nécessairement par une réinvention afin d’incorporer psychiquement l’élément extérieur. Sans échappée belle vers l’ailleurs, il n’y a plus que l’ici et maintenant, les définitions dominantes du monde et de l’humain et nos cervelles tristes et incolores d’automates dégénérés.

Mais dans mon triptyque, le recours au « surréalisme » au sens large n’est pas uniquement l’expression de cette thèse. En créant ce personnage, psychologue clinicien devenu patient-salarié du centre psychiatrique où il travaille, je souhaitais créer un personnage don-quichottesque. Je ne souhaitais pas aborder les thèmes dont nous parlons dans cet entretien suivant des perspectives philosophiques ou psychanalytiques, mais écrire une fiction dans laquelle le narrateur incarnerait par l’exubérance colorée de son délire le point-limite des thèses qu’il souhaite défendre.

Dans Monstrueuse Féérie, votre narrateur déclare que « la vérité, c’est la fin du monde », avant de développer : « Les bords du Monde, c’est juste un fin rideau peint aux couleurs d’un ciel étoilé. Quand on le soulève en tirant dessus par la languette, il n’y a rien derrière. La vérité, c’est pareil. Alors, j’ai choisi de revenir. Pour être vivant. »

Même si votre narrateur doit d’abord affronter la vérité des Monstres issus de son passé, doit-il ensuite dans un second temps oublier cette vérité ? La sublimer en la poétisant ? La recouvrir d’un voile de poésie ?

Dans cette tirade, le narrateur essaie de justifier ses inventions, ses métaphores, ses allégories par lesquelles il transforme systématiquement les faits avérés en contes fantastiques. En psychanalyse, la vérité, c’est ce qui se jouit en moi quand je parle, c’est la position d’où je parle, pas ce qui est dit, puisqu’un énoncé est par définition une construction. Le narrateur le sait et en profite pour justifier ses tricheries avec la réalité.

Vers la fin de Monstrueuse Féérie, il explique qu’il faut certes apprendre à aimer la vérité, mais pour pouvoir en faire autre chose. Entre les lignes, on comprend qu’au-delà de ses artifices de menteur arrogant, fou génial, conteur du réel, il semble parfaitement au courant de ses inventions et de leur nécessité psychique : pas seulement pour atténuer la douleur liée à la vérité mais surtout pour faire en sorte que la douleur ne devienne pas un obstacle aux créations de l’esprit, à sa capacité de rêverie. Au cœur même de la création de ce personnage, il y a cette volonté : transformer un drame socio-psychiatriques ordinaire en un conte extraordinaire, afin d’échapper au sordide au profit d’un imaginaire débridé. Face à sa propre décompensation psychotique, ce recours permanent aux figures de contes est l’unique moyen qu’il a trouvé de se tenir debout face au vivant.

https://zone-critique.com/critiques/laurent-pepin-lavenement-des-rompus


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