Trafic est le second roman de Galien Sarde (Éd. Fables fertiles, avril 2023). Ce nouveau roman conforte une trajectoire d’écriture originale qui s’inscrit sur une ligne de crête, intense. L’auteur y convoque en effet, tout en les tenant en respect, les codes de genres tels le thriller ou la fable afin de mettre en tension, avec une grande liberté, ce qui nous porte et ce qui nous emporte afin d’investir l’échappée, et ce qui échappe.
GD : À un an de la parution, presque jour pour jour, de votre premier roman, Échec, et Mat (Ed. Fables fertiles, avril 2022) est publié Trafic, votre deuxième roman. Échec, et Mat, expliquiez-vous en entretien, était né d’un rêve, et celui-ci marqua puissamment l’esthétique du récit. Pouvez-vous résumer en quelques mots la genèse de Trafic ? Et ce qu’elle a pu déterminer une approche ?
GS : La genèse d’un roman – son déclic esthétique – est essentielle. Elle doit échapper d’une façon ou d’une autre pour pouvoir espérer susciter le degré de désir nécessaire et suffisant pour écrire un roman – un texte long.
Dans le cas de Trafic, tout est parti d’un épisode vécu près de Perpignan. Avec des amis, j’ai été bloqué sur une voie rapide longeant la Méditerranée, tandis que nous filions vers une location réservée pour une semaine de vacances. Être piégé dans un cadre ambivalent : enchanteur, du fait de la mer adjacente, en même temps qu’anxiogène, du fait de l’accident à l’origine de l’embouteillage où nous étions pris, a été le point de départ ignoré alors de mon second roman. Très vite, dans l’ordre de son écriture, le trop-plein de cette circonstance initiale a généré un vide par contraste : celui où coule Vincent au début de l’intrigue du récit.
GD : Évoquant un début d’intrigue, pourriez-vous la résumer pour nos lecteurs ? La résumer à la lueur, peut-être, du titre du roman dont la résonance polysémique ne manque pas d’interpeller ?
GS : Le mystère du roman gît dans son titre, polysémique, effectivement. Le mot « trafic » renvoie en premier lieu à l’embouteillage où sont pris Vincent et Manon au début du roman, qui ne correspond pas au début de l’intrigue, que l’on découvre ensuite. Il renvoie également aux affaires interlopes où Manon a trempé pendant le tournage du film érotique auquel elle s’est prêtée à la Nouvelle-Orléans, avant de revenir à Paris. Il fait signe, enfin, vers la circulation des corps et des images qu’ils suscitent dans la vidéosphère de notre monde néolibéral. Au total, Trafic joue avec les codes du thriller pour suggérer une passion amoureuse à plans multiples, intérieurs, extérieurs.
GD : On perçoit à la lecture de Trafic de fortes résonances entre Vincent et Théo, ce personnage central et narrateur d’Échec et Mat. L’un comme l’autre, en effet, sont mus par une puissance désirante particulièrement perceptible et sont tout à la fois comme « agis », hagards. Ce « vide par contraste » que vous évoquez n’est-il pas l’un des ressorts dramatiques de tout premier plan, dans l’approche et la construction de ces deux romans ? N’est-il pas « sentiment de vide » de personnages embarqués dans un trop plein qui n’est plus, ou plus suffisamment signifiant ? Qui a fini par signer leur tragique absence de prise réelle, personnelle, sur un cours des évènements ?
GS : Il y a des similitudes entre Théo et Vincent, c’est juste. Tous deux désirent ardemment mais restent passifs pour l’essentiel. Néanmoins, leur désir n’est pas le même, ni le but qu’ils poursuivent comme ils peuvent : Théo souhaite atteindre la liberté, pour lui, pour d’autres, quand Vincent est lancé dans une quête sans fond – une quête de Danaïdes –, qui n’engage que lui et Manon. Le premier veut vivre ses rêves, le second leur trouver un lieu qui coupe à la réalité.
Par ailleurs, le monde est trop plein pour ces deux personnages, en effet. Il contraint trop et, pire, vide la vie du sens qu’elle devrait ou pourrait avoir par des valeurs délétères. Mais, là encore, une différence existe entre Théo et Vincent. Le premier, fût-ce en suivant Mat, entreprend de changer la réalité où il vit, tandis que le second veut s’en extraire, vivre au-delà de la mêlée. L’utopie de son désir est totale, insoluble dans un ordre social, quel qu’il soit. Solipsiste, d’un certain point de vue. Vincent est un rêveur à l’état pur, dans l’absolu. Ce qui ne peut qu’ouvrir une dimension tragique dans Trafic.
GD : Pouvez-vous nous présenter Manon, le rêve au sein du rêve du Rêveur Vincent – Manon, qui, telle Aphrodite, semble comme surgie des eaux pour incarner cette fascinante beauté et le désir, hypnotique, qui emporte tout et auquel elle succombe tout à la fois ? Le narrateur nous dit : « Nul besoin qu’elle se livrât à des actions particulières, qu’elle eût recours à des artifices (…) » : le moindre de ses gestes pourvoit à éveiller une « envie totale », chez Vincent, une envie totale de « se perdre en elle ».
Manon est l’objet du désir de Vincent. Elle cristallise ce dernier, au-delà d’elle-même. Être de fuite – et point de fuite du roman, du reste –, elle est idéale pour Vincent, dont les vœux sont sans fond et sans fin. Elle incarne ses fantasmes et, lorsque son être n’y suffit plus, c’est à des reflets d’elle que recourt le protagoniste pour pourvoir son désir. Par elle, Vincent souhaite se perdre dans le foyer de ce dernier. Manon comme lui, de ce point de vue, sont des personnages limites.
On peut noter, par ailleurs, que Manon, comme dans le roman de l’abbé Prévost qui porte son nom, est avant tout vue, dans Trafic, à travers le prisme des regards des hommes qui la désirent. Pour finir, disons qu’elle est belle comme une image, à défaut d’être sage comme on dit qu’elles le sont.
GD : Évoquant d’ailleurs la question de l’image, Trafic déroule une stylistique très cinématographique (le cadre, le mouvement…) et un chemin d’écriture où j’ai davantage ressenti « un axe », souple comme le fil sur lequel progresse le fil-de-fériste, que telle voie toute fléchée vers la sortie. Lecteur tardif de Jean Echenoz, dont on a pu qualifier l’œuvre de « vulnérable et musclée », il m’a semblé que cet écrivain pouvait être l’un de ceux ayant notablement influencé votre écriture. Que vous inspire un tel regard ?
GS : Mon écriture romanesque doit, entre autres, au Nouveau roman et à ce qu’on a pu appeler le « nouveau Nouveau roman », dont ferait partie Jean Echenoz. Ce qui revient à dire qu’elle est marquée par un certain postmodernisme, dont les jeux formels constituent des gages de liberté et d’inventivité, en-deçà ou au-delà de la fiction que son intrigue véhicule. On rejoint ainsi le travail des rêves qui, en s’écartant de la réalité, révèle au mieux des parcelles de vérité intimes.
De Jean Echenoz, pour revenir à votre question plus précisément, je me suis inspiré des licences stylistiques et narratives qu’il s’octroie pour mettre au point des fictions tendues, où il se passe toujours quelque chose du côté de l’écriture, au moins autant que sur le plan événementiel. La mise à distance de l’histoire que ces procédés autorisent est doublement libératrice : ouvrant le roman, allant voir autour de la dimension vectorielle de l’intrigue, elle délivre des ambiances nouvelles et l’affranchit d’une psychologie attendue. Ainsi fait-elle entendre autrement les fragilités humaines. Quant à l’invitation de procédés cinématographiques dans l’œuvre écrite, j’y vois d’abord un principe de jeu et de mise à distance codifié techniquement – donc un outil opérant au service de l’élargissement romanesque.
GD : L’un de vos lecteurs est Emmanuel Chaussade1, qui vous a récemment attribué le titre d’« expert des fuites en avant palpitantes ». L’expression me paraît tout à fait pertinent pour décrire ce que nous offre Trafic, mais aussi – si l’univers déployé est d’un autre ordre – pour décrire la proposition dans Échec, et Mat. Tel aspect de votre travail vous parait-il juste ?
GS : Effectivement. Le rythme, tant sur le plan du récit que sur celui du style, est capital dans les textes que j’écris. Un courant électrique doit les traverser. Le mystère et l’intensité que ce courant a pour but de conduire informent l’intrigue spontanément.
Sur un autre plan, l’expression « fuites en avant » est juste, en ce qu’elle rend bien compte du mode des quêtes de Vincent et Théo qui, tous deux, quoique de manière différente, ouvrent une brèche où ils s’engouffrent corps et âme pour fuir l’objet de leur malheur. Elle l’est aussi car, de par la syntaxe des récits, les lecteurs d’Échec, et Mat et de Trafic se voient projeter en avant dans l’histoire, à la faveur d’anticipations narratives plus ou moins frappantes, notamment. Le dynamisme doit être prégnant, grandir les émotions et le sens du roman.
GD : “Grandir le sens” : pourrait-on appréhender cette visée comme relevant d’une dynamique qui consisterait, en tout premier lieu, à fuir ce qui ne serait qu’un sens trop univoque de l’existence ? Car de contingences en digressions, on ressent dans Trafic la perte et une recherche, empirique, qui dispute, si elle est déterminée, avec une forme d’errance fébrile où les options se veulent ouvertes, tant qu’il se peut. Faut-il lire sous votre plume, là encore, un écho à la littérature dite post-moderne, où il s’agit de ne pas se laisser enfermer dans une quête de contrôle, totalisant, de sens ?
GS : Sans nul doute. La question du sens est première, liée à celle du désir. Celui-ci étant sans fin, c’est nécessairement un sens ouvert qui lui convient. Mais non infini, sous peine de se perdre. Vincent en fait l’expérience, d’une certaine manière.
Au-delà de Vincent, écrire est une prise de distance – une prise d’air salutaire. La recherche d’un lieu où mettre en jeux le sens de la réalité à un moment donné pour s’en libérer, au besoin. Si le concept de « pensée unique » n’est qu’un leurre, il existe bien, en revanche, des pensées dominantes qui, au même titre que les autres, sont sujettes à erreurs. A minima, toute pensée figée est réductrice. Il s’agit dès lors d’injecter du jeu en écrivant, de la vie mouvante. Dans le cas d’un roman, le recours au style, au récit, à l’incarnation, permet d’atteindre des possibles inaccessibles autrement. Au demeurant, ce processus d’affranchissement serait grandi par le recours à la fiction.
GD : Quel mot de la fin de cet entretien aimeriez-vous adresser au lecteur qui ouvrirait la première page de Trafic ?
GS : Que ce roman lui soit, justement, aventures libres. Aventures spatiale, temporelle, romanesque, passionnelle – aventures qui échappent. La quête de Vincent est intense, qui traverse notre monde et en éclaire des marges.
Propos recueillis par Guylian Dai
Référence :
Trafic, de Galien SARDE, Éd. Fables fertiles, 156 pages.