Carmen Bramly

Carmen Bramly : « Une agence de pub constitue un fabuleux poste d’observation pour comprendre le monde »

Carmen Bramly a publié son premier roman, Pastel Fauve, à quinze ans. Tout est chaos, parus le 7 janvier 2025 aux Presses de la Cité, est son cinquième.
Paloma, 24 ans, est conceptrice-rédactrice dans une grande agence de pub, au sein de laquelle elle fait ses armes sous la houlette du charismatique Benjamin Esposito. Lorsque ce dernier est accusé à tort de harcèlement sexuel et se voit ostracisé, la jeune femme se retrouve en proie à un dilemme existentiel : prendre la défense de son mentor et risquer sa carrière, ou se conformer à l’agence
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Tout est chaos est-il avant tout un livre sur la pub ? Sur l’époque ?

Carmen Bramly : Je connais bien le milieu de la pub, dans lequel je travaille depuis 2017 comme conceptrice-rédactrice. Une agence de pub constitue un fabuleux poste d’observation pour comprendre le monde. La pub cherche à comprendre les névroses d’une société pour les transformer en leviers de consommation. En cela, l’agence est perméable à l’esprit du temps, tout y est concentré, condensé et prêt à exploser. J’ai passé trois ans à faire ce qu’on appelle du « focus groupe » pour une grande maison de luxe : l’objectif était d’interroger des jeunes afin de cerner leur vision du monde et leur façon de consommer. J’étais fascinée d’entendre ces jeunes renvoyer le discours que la publicité avait projeté sur eux ; par exemple, ils disaient « moi en tant que gen Z », alors que les gen Z, ça n’existe pas, c’est une catégorie fictive de consommateurs, inventée par la pub ! Il y a mille manières d’être jeunes. En ce sens, Tout est chaos est une critique de l’air du temps, envisagé par le prisme publicitaire. Sans omettre, bien sûr, la critique de ce que la pub est devenue : un métier précarisé, où l’on reste junior jusqu’à 35 ans, les problèmes de rendements… Comme beaucoup de métiers, d’ailleurs. C’est un peu l’anti Emily in Paris.

Dans un monde ultra-polarisé, la nuance est une position contestataire.

Et puis, il y a ces deux personnages : la jeune Paloma et son mentor, Benjamin. 

CB : Le personnage de Paloma m’est venu assez facilement : elle est née de mes moments d’absence en réunion, qui sont comme des sorties de corps et qui créent des failles d’où sort mon personnage. Benjamin, en revanche, est une apparition mystique. C’est quelqu’un que j’aurais rêvé rencontrer dans la pub. Depuis petite, depuis Karaté Kid même, je nourris une fascination pour les relations entre mentor et initié. Benjamin est à l’origine de toutes les pensées de Paloma : les livres qu’elle a lus, les films qu’elle a vus… Il a complété son éducation, il a été sa finishing school intellectuelle. Benjamin est son centre du monde, elle le trouve naïf mais c’est elle qui est naïve. Au début, elle a un côté très pur, peu à peu terni par les événements. 

Si Benjamin fait rapidement l’objet d’un « me too » fallacieux, ce qui fait basculer l’histoire, il y a, en réalité, presque deux « me too » : alors qu’on pourrait redouter le contraire – du fait de cette relation d’ascendant que Benjamin exerce sur elle – Paloma abuse de lui.

CB : Oui, il y a l’erreur d’interprétation d’un e-mail qui vaut à Benjamin d’être pris dans ce « me too », un engrenage infernal dont il ne réchappera pas. Comme il est sage et intelligent, il accepte son destin. Il sait que la machine est lancée et qu’il ne sert à rien de se débattre. Paloma, en revanche, lui en veut de ne pas chercher à se défendre, de ne pas se conduire en héros. Elle abuse de lui, ou lui se laisse abuser… L’un comme l’autre ne savent pas trop ce qu’ils font. Ce qui est terrible, c’est le côté quasi incestueux : Benjamin a perdu sa petite sœur lorsqu’elle avait seize ans, il projette forcément ce rôle sur Paloma. Quant à elle, c’est un personnage paradoxal. Elle a ses failles, un trauma qui remonte à ses dix-huit ans. Sans me dire que c’était moderne ou novateur, j’ai suivi leurs logiques de personnages. La lecture des Jeunes filles de Montherlant m’a aidée à comprendre leur relation : ils ne peuvent jamais se comprendre. Parce que deux personnes qui se comprennent et veulent la même chose, ça ne fait pas une histoire.

Parce que deux personnes qui se comprennent et veulent la même chose, ça ne fait pas une histoire.

C’est une métaphore, ce personnage sage, intègre, nécessairement sacrifié à cause du milieu de la pub ?

CB : Benjamin est une victime sacrificielle de l’époque et de l’air du temps. C’est un rebelle, mais mûr. Dans la pub, on considère qu’un rebelle c’est quelqu’un qui tague les murs, casse les codes. Au contraire, Benjamin est quelqu’un qui considère qu’on peut être parfaitement libre sans enfreindre aucune règle. La seule manière d’être un rebelle, pour lui, c’est la nuance : dans un monde ultra-polarisé, la nuance est une position contestataire. En tant que directeur de création, il a beaucoup d’ambition pour le consommateur. Lorsqu’on lui soumet une idée débile, il s’y oppose. Il est très attachant, droit, sage, et victime dans tous les sens : sa femme lui a fait un enfant dans le dos. Toutefois, je ne crois pas que ce soit nécessairement propre au milieu de la pub…. En l’occurrence, il s’agit plutôt de l’agence que je décris, un matriarcat autogéré. Tout en haut de la hiérarchie, il y a la reine Margot, un personnage en contre-emploi, une très jolie fille, délicate, qui contrôle tout d’une main de fer. Dans ce monde quasiment utérin, Benjamin n’a pas sa place. Cette agence est une machinerie bureaucratique qui se lance contre lui. Lorsque la stagiaire reçoit le mail et prévient les ressources humaines, il est mis au ban le temps qu’une enquête soit lancée. Lui qui a toujours été entouré de filles hilares sensibles à son charisme devient un gros lourdaud. Toute sa vie est retournée et réinterprétée pour servir cette nouvelle version : cet homme est un harceleur. Paloma aussi en sera victime. Cette injustice l’oblige à se positionner, et bientôt constater qu’elle est impuissante : sa parole ne pèse rien dans la grande machine de l’agence. 

Il y a aussi des personnages très drôles, comme Suzette, la fille « demie-sexuelle » de la directrice de l’agence dont les TikTok embarrassent sa mère…

CB : Je me suis amusée, m’inspirant d’un TikTok de la fille de Sofia Coppola dans lequel elle disait que ses parents lui interdisaient l’application, mais qu’en tant que nepo baby, ce n’était pas cela qui allait la rendre célèbre… Pour l’histoire de la demi-sexualité, c’est un concept très sérieux, il s’agit de coucher uniquement par amour. Soit, très bien, mais pourquoi en faire une catégorie enfermante ? On en revient à ce que l’on disait sur l’ironie de la pub et des jeunes qui se collent des étiquettes et se rangent d’eux-mêmes dans des cases, où ils sont très à l’étroit.

Le chaos me plaît parce qu’il s’oppose à un air du temps trop radical.

Et ce titre, Tout est chaos ?

CB : Déjà, c’est un hommage à Mylène Farmer. « Tout est chaos » est un hymne générationnel qui touche toutes les générations. Et puis, le chaos, c’est l’énergie de la défaite, il y a de l’énergie dans le chaos, c’est une force motrice : « out of chaos would come bliss » pour citer Dylan Thomas. Ou Nietzsche : « Il faut porter le chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse ». Pour en revenir à mon histoire, au début, tout est sur des rails ; même lorsque le « me too » arrive et que l’on devine que Benjamin ne s’en sortira pas, c’est une fatalité. C’est lorsqu’il se fait virer que le chaos s’installe pour Paloma. Va-t-elle se ranger, se rebeller, essayer de construire autre chose ? Tout est enchevêtrement de chaos. Les choses ne s’annulent pas, elles se superposent… Le chaos, pour moi, c’est la multiplication des lectures possibles qui rend impossible de trouver du sens. Il n’y a plus de lecture simple et droite possible. En un sens, c’est ce qui arrive à Paloma. Elle porte en elle le chaos puisqu’elle s’est fait abuser à dix-huit ans, en même temps, il y a cette accusation fallacieuse qui pèse sur Benjamin, et ce n’est certainement pas parce que ce « me too » est faux qu’il n’y en a pas des milliers de vrais… Le chaos me plaît parce qu’il s’oppose à un air du temps trop radical.

CB : Paloma porte le même prénom que l’héroïne de ton premier roman, Pastel Fauve, que tu as écrit à 15 ans… Qu’est-ce qui a changé dans ton écriture depuis ?

Entre-temps, j’ai eu le bac, embrassé un garçon sur la bouche, vécu seule, voyagé, perdu des amis… À quinze ans, j’étais une page vierge et Paloma était une projection. Le seul objectif de ce personnage était de me permettre de vivre par procuration, ce dont mon âge me tenait à l’écart. Je ne jouais plus aux Barbies et je n’avais pas encore trouvé quoi faire. En attendant d’avoir une vie, l’écriture a été cette transition, mais elle ne m’a pas quittée. Cette nouvelle Paloma est un personnage adulte, plus mûr, à la une trajectoire littéraire. Ce n’est plus un avatar, mais un personnage entier.

  • Tout est chaos, Carmen Bramly, Éditions Les Presses de la Cité, janvier 2025.

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