Devon Delmar et Jason Jacobs

Entretien avec Devon Delmar et Jason Jacobs

Les deux réalisateurs sud-africains, Devon Delmar et Jason Jacobs reviennent sur le processus de réalisation de leur film, Carissa, présenté dans la section Orizzonti de la Mostra de Venise 2024. Un film sensible et délicat filmé dans les montagnes de Cederberg.

Quelle est la genèse du film et pourquoi ?

Devon : Je pense que nous essayons encore de trouver les réponses à cette question. L’histoire est venue à nous. Ça semble étrangement métaphysique et spirituel, mais je pense que c’est vrai. Nous n’avions pas d’histoire spécifique en tête. Nous étions ouverts à ce qui se passait autour de nous, aux choses que nous ressentions et que nous vivions dans notre pays et sentions dans la jeunesse. Nous avons commencé à écrire en 2016 : au début, nous avions beaucoup d’idées fantasques et chères. Puis notre scénario s’est simplifié à mesure que les images s’imposaient à nous. Nous nous sommes donc simplement immergés dans ce village pour y voir ce qui s’y passait. L’histoire s’est mise en place naturellement.

Comment vous avez préparé le film ? Et pourquoi avez-vous choisi cette région ?

Jason : C’est Daven qui a découvert les montagnes de Cederberg et qui m’en a parlé. J’ai ressenti la nécessité d’y revenir et de concrétiser un projet. C’est ce processus qui a mené à notre partenariat dans l’écriture et la réalisation. Je connaissais cet endroit, mais je ne m’étais jamais aventuré aussi profondément dans la montagne. Nous avons filmé dans des espaces difficiles d’accès.

Si nous avons été si déterminés à tourner ce film dans cette communauté, c’est parce qu’elle est spéciale. Ils ont un bel écosystème qui fonctionne : ils travaillent ensemble, prennent soin les uns des autres et de leur terre. Évidemment, l’univers du film est fictionnel. Mais nous avons conservé certains traits de cette communauté comme la foi qu’ils portent dans leur héritage et leurs traditions. Même lorsque nous arrivions tard dans la nuit, ils nous ouvraient toujours leurs portes, nous permettaient d’être là, de travailler avec eux, et d’une certaine manière, d’apprendre les uns des autres. Parce que la beauté de réaliser un premier long-métrage, avec la vulnérabilité que cela implique, c’est de savoir qu’il y a un groupe de personnes qui soutiennent ce que vous faites.

Ce film est devenu un élément d’archives pour la communauté, qu’ils pourront transmettre aux futures générations, sachant que chaque personne et chaque coin du village sont représentés dans le film. 

J’ai été impressionnée par l’actrice principale, Gretchen Ramsden. Comment l’avez-vous rencontrée, et pourquoi avez-vous choisi de travailler avec elle ?

Jason : Nous avons une longue histoire avec Gretchen. Nous travaillions ensemble au théâtre. Nous avons su d’emblée qu’elle était l’actrice idéale pour ce rôle. Je pense que parfois certaines personnes sont nées pour accomplir certaines choses. Elle a même participé au processus d’écriture. Comme elle vient d’une petite ville, elle a dans son sang, dans ses os, dans son esprit, une compréhension de ces gens. Chaque jour, elle ne cessait de nous mettre au défi. Ce qu’elle livrait dépassait nos attentes et était tellement beau, tellement fort, que cela changeait subtilement le film.  

Vous avez également travaillé avec des non-professionnels. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?

Jason : C’était une nécessité. Nous avons parlé du fait que l’histoire nous avait choisis. Ça allait avec : travailler avec la communauté locale nous semblait juste. Ce film ne parle pas de nous. Et travailler avec les villageois, qui sont capables de s’auto-représenter, est plus important que d’amener des acteurs professionnels. Notre société de production existe pour cette raison. Une de ses ambitions est de représenter les histoires méconnues de communautés comme celle-ci. La meilleure manière de le faire est d’honorer les gens qui y vivent et de faire confiance à leurs capacités. Ils ont plus que ce qu’il faut. Par exemple Wilhelmina Hesselman s’est d’emblée révélée extraordinaire.

Carissa cherche en permanence la distraction et craint le silence. […] Intérieurement, elle est très bruyante.

Le film parle aussi de silence. Quelle est votre conception du silence ?

Jason : Le silence en dit plus que les mots. Les mots sont parfois nécessaires, mais pas toujours. Le cinéma est un médium visuel. Dès qu’il y a trop de dialogues, on perd en puissance. De toute façon, la terre est tellement bruyante. Il y a cette séquence où ils vont chercher la chèvre, et on voit la montagne. Ça suffit en soi. L’image et sa poésie suffisent. Il y a des voix naturelles : le vent, l’eau aussi.

En tant que scénaristes, nous essayons de trouver des images avant de trouver les mots. Le film doit pouvoir être mis en sourdine, pour être réussi.

La musique (composée par Frazer Barry, Devon Delmar, Mikhaila Alyssa Smith) évoque également le silence. Nous étions inspirés par des compositeurs comme le musicien estonien Arvo Pärt. Sa musique s’articule autour du silence, de la simplicité, du minimalisme. Dans ce monde bruyant, le silence est nécessaire.

Carissa cherche en permanence la distraction et craint le silence. Elle est tout le temps sur son téléphone. Intérieurement, elle est très bruyante. Et puis, quand son téléphone tombe en panne dans les montagnes, elle réalise qu’elle ne peut plus fuir. Elle doit désormais rester silencieuse, ce qui n’est pas aussi effrayant qu’elle ne le pensait. Sa grand-mère est complètement l’opposée. D’abord bruyante, elle devient progressivement silencieuse. C’est comme si le vent arrivait et, d’une façon magique, l’univers lui disait de devenir silencieuse et d’écouter. 

En faisant ce film, quelles étaient vos inspirations ?

Devon : Notre film est composé de tout ce qu’on a vu. C’était vraiment agréable de travailler avec Gray, notre directeur de la photographie, et de lui dire, tu te souviens de cette scène dans Le Prisonnier d’Azkaban. Et il répondait : « Oh oui, je me souviens. » Et nous étions sur la même longueur d’onde. Nos références allaient de Harry Potter (Le Prisonnier d’Azkaban) à Terrence Malick. Nous étions également inspirés par des cinéastes comme Yasujirō Ozu et Michelangelo Antonioni.

La musique a aussi une part importante dans notre film : le compositeur Frazer Barry s’est inspiré de la nature. Ses racines indigènes le poussent à écouter des choses, la manière par exemple dont une branche se brise. Il compose à partir de ce terreau. Il écoute le vent et traduit ce qu’il raconte.

  • Carissa, Devon Delmar et Jason Jacobs, 2024.
Abonnements Vrilles

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire