Quelques rares lisent encore poètes et philosophes : ils seront peut-être et sûrement de ceux qui, dans un monde social étouffant, carcéral, dans une ère de vacuité écrasante, rendent par leur présence l’existence supportable. Aussi je m’adresse à eux pour les inviter à faire immersion dans l’œuvre hautement stimulante de Stéphane Sangral, auteur de déjà six livres chez Galilée (un des éditeurs qui fait la pensée et dont le catalogue contient un monde euphorisant pour celui qui a comme moi pour drogue les rencontres avec des êtres et des textes dotés de pensées vives).
La poésie de Sangral manie la boucle comme d’autre le mantra et se risque souvent à l’autotélisme, certains de ses textes ont même pour naissance leur propre interrogation à naître. Parfois, on sera juste assuré d’avoir lu un poème d’une précision telle qu’il était là depuis toujours et attendait Sangral pour savoir nous le révéler. Il y a ceux qui seront agacés (Sangral poète de l’agacement ?) et ceux qui attendront la suite et ne la manqueront pas (jeu de l’addiction et de la curiosité mêlées). En philosophie, son/le « Je » ne sera pas passé à la question dans un puits de « moi » sans fond, mais son mystère ne cessera d’être creusé : sa conscience d’être conscient lui tracera le chemin vers l’exploration de la conscience d’être conscient. Sangral en dira assez dans cet entretien pour dessiner les formes et les doutes de son mouvement à être (ou de cette illusion-là). Personne n’ira commander ses six livres après lecture de cet entretien, mais au cas où une impulsion opère, deux pistes à mon avis à emprunter (pour une même cavale !) : en poésie, Circonvolutions (Soixante-dix variations autour d’elles-mêmes), et en philosophie, Des dalles posées sur rien.
Z.C. : Tes livres qui se succèdent et s’accumulent depuis 2013, ceux qui vont paraître à leur suite, tous, ont une place particulière dans un seul et unique « Livre » que l’on nommera peut-être ton œuvre. Peux-tu apporter des précisions sur l’architecture de ce « Livre » et son/ses dispositif/s ?
J’imagine l’architecture de mon œuvre comme une sorte de pyramide à l’envers, dont la base, minuscule, n’est composée que d’un distique :
Sous la forme l’absence s’enfle et vient le soir
et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir…
Bien sûr cette pyramide tangue, mille vertiges l’assaillent, mille déséquilibres la structurent et la déstructurent, mais je préfère cela à une pyramide à l’endroit, à un tombeau. De ce distique émergent les quatre côtés de la pyramide, quatre cycles : un cycle de philosophie sociale nommé « Sous la forme », un cycle de poésie nommé « l’absence s’enfle », un cycle pour le moment vierge nommé « et vient le soir » et un cycle de philosophie ontologique nommé « et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir… ». Pour être capable de supporter le poids de toute la pyramide, ce distique a une formule chimique précise : il comporte soixante-dix lettres. Si l’on considère le sept comme symbole de l’art (en le faisant dériver de son statut de symbole mystique, de symbole d’une pensée non-logique) et le dix comme symbole de la mathématique (et de la pensée logique en général), le soixante-dix, résultat de leur multiplication, de leur potentialisation mutuelle, peut être considéré comme le symbole de la totalité psychique, dans ses dimensions subjectives et objectives, comme le symbole d’une utopie où seraient unifiés, sans bien sûr aucune réduction de l’un ou l’autre mais au contraire avec déploiement, l’art et la science.
Ce distique se retrouve à l’ouverture de chacun des livres, à leur tête, mais il constitue également leur colonne vertébrale, dans le sens où, pour les livres de poésie, il égrène chacune de ses lettres au bas de chacun des poèmes, et, pour les livres de philosophie, il distribue ses fragments en guise de titre de chapitre. Cerveau et moelle épinière de mon œuvre, ce distique est l’ensemble de son système nerveux central.
Il est important pour moi que toutes les feuilles de mes différents livres tombent d’un seul arbre, mais également que cet arbre ait de multiples branches. Je crois que cela me murmure des choses sur notre conscience d’être, dans sa troublante unité et dans sa troublante multiplicité.
Disons-le autrement. Ce distique est à mes yeux comme un big bang dont j’explore l’univers à mesure de son expansion. Cette aspiration à la fois à l’unité et à la totalité procède, je ne me fais aucune illusion (ou plutôt si, justement, je m’en fais encore), d’un reste d’aspiration divine. Déjà trop lucide pour croire aux dieux surnaturels, et même aux dieux séculiers (aux grandes valeurs, aux grandes institutions, etc.), mais pas encore assez lucide pour savoir comment affronter la stricte immanence du réel (avec ses complexités mouvantes et disséminées, avec ses gouffres de vacuité existentielle), comment l’affronter à nu, sans l’armure d’une transcendance, je me suis bricolé un dieu personnel, dont les quatre membres sont ces quatre cycles, et dont le tronc est le mystère de son propre devenir. Mais dont la tête n’est qu’un néant, pour me rappeler qu’il ne s’agit là que d’un bricolage.
Un bricolage mais dont l’architecture est suffisamment solide pour pouvoir m’y abriter et y trouver une certaine sérénité. Et de là pouvoir réfléchir au manque de solidité de toutes nos architectures mentales (et notamment de mon bricolage).
Il est important pour moi que toutes les feuilles de mes différents livres tombent d’un seul arbre, mais également que cet arbre ait de multiples branches. Je crois que cela me murmure des choses sur notre conscience d’être, dans sa troublante unité et dans sa troublante multiplicité.
Z.C. : Ai passé le deuxième vers de ton distique – ce big bang intime qui semble être le tien – au logiciel d’anagrammes et il a recraché ce mot : déprolétariserais. Peut-il se relier d’une façon ou d’une autre à tes préoccupations de poète et de philosophe ?
Le hasard a donc décidé pour nous que nous grimpions sur la branche de la philosophie sociale. Allons-y ! Déprolétariser le monde ? Oui, ça me semble être un beau projet. Encore que, il faut distinguer deux choses : le prolétariat au sens de Marx, c’est-à-dire l’ensemble des salariés, et le prolétariat au sens courant de l’expression, c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs pauvres s’épuisant dans des tâches pénibles.
Le principe de salariat en lui-même ne me paraît pas être un problème, contrairement au principe d’exploitation que parfois il implique et qui doit évidemment et au maximum être combattu. Même si l’on ne peut que se réjouir des progrès réalisés au sujet du droit du travail au cours de l’Histoire, il faut garder constamment à l’esprit l’immense disparité de ces progrès sur l’ensemble de la planète et l’immense chemin qu’il reste encore à parcourir pour arriver à l’abolition totale de toute exploitation. Mais au-delà des résistances liées aux inerties structurelles des sociétés et aux évolutions lentes des mentalités et aux lobbys patronaux, il me semble y avoir deux mécanismes de résistance plus subtils : le caractère éminemment subjectif du ressenti d’être exploité (dépendant de la personnalité et de l’environnement culturel), et l’impossibilité de donner au principe d’exploitation une définition claire.
La pauvreté ne devrait à mon avis plus être considérée comme une donnée sociologique parmi d’autres, mais comme une maladie de l’ensemble du corps social. Il faut absolument changer de paradigme : la pauvreté ne peut plus entrer dans le fonctionnement normal de la civilisation, elle doit être maintenant définie comme un dysfonctionnement civilisationnel. La croissance de l’individuation au cours de l’Histoire a franchi un seuil : les moutons dociles se sont réveillés, l’individu ne peut plus accepter de n’être qu’un fragment d’un collectif, ne peut plus accepter n’importe quoi de la part du collectif, son exigence au bonheur s’est fortifiée, les inégalités trop marquées sont devenues insupportables. Bien sûr qu’il faudrait que les lois évoluent (et notamment dans un cadre international) vers une meilleure répartition des richesses, en plafonnant les salaires et les patrimoines, en élevant le plancher du revenu minimal, en mettant en place un revenu universel d’existence, bien sûr, mais je crois que la solution à l’inégalité viendra plus rapidement du côté des avancées technologiques qui, facilitant la production à moindre coût, rendent peu à peu la diffusion des denrées, des biens et d’une partie des services plus égalitaire. On peut imaginer à court terme une société où la seule différence qui persistera entre les pauvres et les riches se réduira au luxe, c’est-à-dire à l’inutile. Je crois beaucoup au pouvoir de l’avancée technologique, qui n’a cessé de révolutionner l’existence humaine, et qui n’a cessé de diminuer au cours de l’Histoire la pénibilité du travail, et qui pourrait sans aucun doute progressivement éliminer toute trace de pénibilité professionnelle si seulement le principe de pénibilité n’était, comme celui d’exploitation, éminemment subjectif et de définition peu claire.
Le concept de prolétariat n’est pas un concept que spontanément j’aurais utilisé car, surdéterminé historiquement, il fait fatalement émerger une dérive identitaire, c’est-à-dire une réduction de l’identité des individus supposés concernés à leur classe sociale, et il fait secondairement, mais tout autant fatalement, émerger le concept de lutte des classes, c’est-à-dire la réduction du problème de répartition des richesses à de triviales solutions guerrières et donc stériles. Je préfère penser la lutte contre la pauvreté, et la lutte contre la domination que les grandes inégalités de richesse impliquent, au travers du concept d’individuité, c’est-à-dire au travers de la sacralisation de tout individu et de la désacralisation de tout groupe. Pour abolir la souffrance d’un groupe et sa domination par un autre, il faut, au-delà de mesures pragmatiques, des avancées conceptuelles tendant à déconstruire l’ontologie du groupe dominé et celle du groupe dominant : il faut une nouvelle façon de penser qui mette l’individu, quel qu’il soit, et son éventuelle souffrance, au centre du problème. Persister à penser « les prolétaires » comme entité cohérente, comme masse laborieuse, c’est vicieusement persister à écraser une partie des individus sous cette lourde masse, persister à les noyer dans la masse, c’est dangereusement persister à solidifier une identité de travailleur pauvre, et finalement et dégueulassement persister à nier leurs identités personnelles, et finalement et affreusement persister à entériner les processus sociaux qui les maintiennent dans l’exploitation et la pauvreté, et finalement et ignoblement persister à rendre cela acceptable.
Z.C. : Foucault écrivait que la technique remplacera les lois, et on a vu récemment les algorithmes remplacer les décisions humaines, y compris dans le domaine de la justice. Bernard Stiegler est de ceux qui comme toi énoncent les potentialités d’un progrès social liés aux avancées technologiques, je le crois mais je crois aussi que la technologie saura merveilleusement écarter les pauvres de certains lieux (de vie) avec beaucoup d’efficacité (ou même, et c’est déjà le cas, parviendra à leur faire renoncer à leur droit à coup de procédures, de login et de saisie obligée de données). Par exemple la fin annoncée du ticket de métro au profit d’une carte à puce affiliée à un compte bancaire que tout le monde ne possède pas, réduira davantage les libertés et déplacements des pauvres.
La technologie évolue de façon exponentielle, et cette transformation rapide, parce qu’elle déstabilise et donc effraye, déforme notre réalité et nous fait apparaître la technologie sous la forme d’un effrayant démiurge.
Les tournures réificatrices, et même ici personnificatrices, lorsqu’elles dépassent leurs simples fonctions rhétoriques, nous éloignent, je crois, du réel : la technologie n’est pas une entité, encore moins une entité consciente, bienveillante ou malveillante, mais le nom du simple processus de perfectionnement des outils. La technologie évolue de façon exponentielle, et cette transformation rapide, parce qu’elle déstabilise et donc effraye, déforme notre réalité et nous fait apparaître la technologie sous la forme d’un effrayant démiurge. Frottons-nous les yeux, sortons de nos cauchemars. Chaque outil doit simplement être pensé dans son rapport à l’individu et à la collectivité, et la législation doit simplement mais continuellement s’y adapter. Utilisant de la technologie à chaque instant de nos vies (à moins de vivre nu, sans outil, en pleine nature), je crois qu’elle constitue un bouc émissaire très pratique à toutes nos peines, nos colères ou nos frustrations, et d’autant plus s’il s’agit de technologie récente et donc non encore intégrée à notre normalité. Dans ton exemple sur le passage du ticket à la carte à puce, la problématique que tu soulèves n’est absolument pas de l’ordre du technologique, mais strictement de l’ordre du politique. Ne confondons pas l’outil avec ce que l’on en fait. Ce n’est pas la fission nucléaire qui est coupable de l’assassinat des habitants d’Hiroshima et de Nagasaki, mais des militaires, c’est-à-dire des humains, des humains aveuglés par leur xénophobie, leur idéologie et leur perversité, des humains piégés dans la logique militariste mondiale, certes, mais des humains, rien de plus et rien de moins et rien d’autre que des humains. Si l’on donne un coup de marteau sur la tête de quelqu’un ou sur la sienne, le problème viendra de soi, pas du marteau. Rejeter les problèmes politiques, ou même existentiels, sur la technologie est à mon sens toujours se tromper de problématique.
Z.C. : Je reviens sur ce « Livre », le tien, « Livre » monstre qui en contiendra un certain nombre. Si ça ne s’entend pas dans ta première réponse, en parlant avec toi et en t’écoutant évoquer ce « Livre-là », j’avais perçu un danger, t’avais perçu en danger dans cette finalité, dans cette « boucle » fermée où plus rien ne pourrait être inséré. Que devient le corps du philosophe et du poète quand il a été au bout de sa vision, au bout d’un projet démesuré et d’ampleur, et cette fin est-elle possible en prenant en compte un « après » ?
Rejeter les problèmes politiques, ou même existentiels, sur la technologie est à mon sens toujours se tromper de problématique.
Non, cette fin n’est pas possible. Ce Livre (puisque tu l’appelles ainsi, et puisque l’ombre mallarméenne qui passe derrière ce terme m’incite à faire de même) structure mon temps, le structure jusqu’à se confondre avec lui : je ne peux donc conceptualiser un après, il n’y a pas d’après au temps. Ma pensée se glace dans l’aporie lorsqu’elle essaye de se projeter plus au nord que le pôle Nord.
Je me sens marcher sur une ligne de crête, entre deux gouffres. D’un côté l’idée vertigineuse que ce Livre peut s’arrêter, se dégonfler et épuiser son sens, ou bien se gonfler de facticité et faire éclater son sens en milliards de non-sens, qu’il peut m’abandonner errant dans la triste question de quoi faire alors de ma vie. De l’autre côté l’idée vertigineuse que ma vie peut s’arrêter avant l’achèvement de ce Livre, qu’elle peut l’abandonner errant dans sa triste et propre béance.
Et je sens ce deuxième gouffre marcher lui-même au bord d’un gouffre : l’idée vertigineuse que l’achèvement, concernant ce Livre, n’a pas de sens.
(Mais je vois que cet entretien s’achève, et je ne sais quoi penser du constat que mes sept derniers mots auront été : « ce Livre n’a pas de sens ».)
Entretien réalisé par Christophe Esnault