Enrique Vila-Matas : une fiction théorique manquée

On attendait beaucoup du dernier roman du grand écrivain barcelonais Enrique Vila-Matas, Montevideo, car nous avions beaucoup aimé nombre de ses romans marchant sur les traces des surréalistes de la meilleure époque, celle du Paysan de Paris de Louis Aragon et de Nadja d’André Breton, en particulier Loin de Veracruz, Bartleby et compagnie et Le mal de Montano. Notre déception est à la mesure de cette attente.

Enrique Vila-Matas, Montevideo
Enrique Vila-Matas, Montevideo

Le premier chapitre de ce nouveau roman d’Enrique Vila-Matas, « Paris », commence plutôt bien : nous sommes en pleine dérive psychogéographique dans un Paris saturé de littérature ; il y a un narrateur qui met sa peau sur la table (il s’agit évidemment de l’auteur, à peine transposé : « En février 1974, je fis un voyage à Paris dans l’intention anachronique de devenir un écrivain des années 1920, style “génération perdue” ») ; il y a tout un tas de figures chères à l’auteur catalan (Kafka, Melville, Tabucchi, Sterne, Cioran, Roussel, Breton et Duchamp, etc.) ; il y a tout un tas de considérations dialectiques sur l’autofiction « qui n’existe pas » (puisque tout est subjectif et forcément manipulé à son corps défendant par le scripteur). Mais, bien vite, il y a un hic : aucune figure de ce roman n’est incarnée ; on ne s’attache à aucun personnage, tous trop vite survolés, sauf peut-être à la figure du narrateur (et donc de l’auteur) et à la ville de Paris, figure de style « surréaliste » et « littéraire ».

Une fiction qui ne prend pas

Au début du livre, on retrouve l’humour, l’ironie et même l’autodérision qui caractérise toute l’œuvre de Vila-Matas. Par exemple, cette attaque à peine déguisée contre l’inflation éditoriale : « À Paris, que ce soit bien clair ici, il était très rare de ne pas écrire. Cioran décrivit ce phénomène en rapportant ce que lui avait dit un jour, la concierge de son immeuble : “Les Français ne veulent plus travailler, ils veulent tous écrire.” » Suivent tout un tas de considérations contre la littérature narrative mainstream : « Dire que le secret de l’ennui est de tout dire fut toujours pour moi une bonne façon d’en finir d’un coup de plume avec le narrateur du XIXe siècle et son étonnante version de celui-qui-sait-tout. » C’est là que commencent les problèmes (littéraires) : cette phrase est très mal construite, sans qu’on sache s’il s’agit d’un problème de traduction, ou d’une lourdeur de l’auteur ? M’étant replongé entre temps dans Le miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet, la comparaison est sévère : les réflexions « théoriques » de Vila-Matas semblent ne s’adresser qu’à un public semi-illettré du XXIe siècle ; elles sont banales, et même très faibles : « Tu veux dire sans doute en transformant la vie en littérature, dit Tabucchi, parce que me dire qu’à Paris, tu as renoncé à écrire, c’est déjà de la littérature [sic] et nous ne pouvons ni toi ni moi nous soustraire à cette loi, n’est-ce pas ? » Pur charabia fort mal écrit… Qu’est-il arrivé à Enrique ? Lui non plus ne peut plus s’empêcher d’écrire pour ne rien inventer ? Comment s’arrêter à un livre où, très visiblement, l’auteur n’a pas été contraint ? Aurait-il attrapé la maladie des Parisiens ? Il y a bien tout un tas de figures cinéphiliques et mythiques (une valise rouge ayant appartenu à Marlene Dietrich, une chambre avec un passage secret derrière une armoire à Montevideo ayant servi dans une nouvelle de Julio Cortázar, la tour où se réunissaient les Détectives sauvages (poètes sud-américains) de Roberto Bolaño dans la même ville) ; mais aucune d’entre elles ne prend, tant elles sont traitées trop vite, et juste en surface, comme décor « branché ».

Un art de la surface, sans profondeur

Voilà bien ce qui manque à Montevideo : un tissu solide. Tout n’y est que décor en papier-peint, faire-valoir culturel.

Robbe-Grillet, dans son récit autobiographique cité supra, avait défini les enjeux du roman moderne : « Que fait le roman moderne […] ? c’est l’impossible mise en ordre de fragments dépareillés, dont les bords incertains ne s’adaptent pas les uns aux autres. […] c’est la tentation désespérée d’un tissu à la solidité de bronze… » Voilà bien ce qui manque à Montevideo : un tissu solide. Tout n’y est que décor en papier-peint, faire-valoir culturel (le Godard de Week-end, Gary Cooper, Mallarmé, Bartleby, Paul Valéry en chantre de la non-fiction, etc.), sans que jamais aucune figure ne prenne dans la fiction. C’est de la littérature écrite, comme on disait qu’il y avait du cinéma filmé, quand il y avait encore de la critique cinématographique (Serge Daney, exemplairement), mais sans nécessité interne : qu’arrive-t-il à la valise rouge ayant appartenu à Marlene ? Rien ! On pourrait multiplier les exemples d’impasses narratives. À la fin du chapitre « Paris », Vila-Matas joue avec la figure très barthienne du « fantôme de l’écrivain » dont on ne veut pas « copier l’œuvre mais les actions de la vie ordinaire » : il n’en sort rien : poussière de fantôme… promenade de touriste… déambulation à vide… Comme chez Bolaño d’ailleurs, on a affaire à une machine narrative, mais aucunement à une prose musicale qui serait de la peinture écrite ; et je n’ai trouvé aucune phrase à citer dans tout le livre qui serait un modèle d’éjaculation écrite. Littérature du sourire entendu, mais sans joie. Minimum syndical : combien de pages voulez-vous ? 270 ? Combien de bifurcations ? Cinq (autant que de lieux dans le livre au sommaire) ? Chemins qui ne mènent nulle part, hélas, et même pour la fameuse chambre de la nouvelle de Cortázar, pour qui n’a pas lu le livre, qui n’arrive même pas à intéresser vraiment… Fausse lettre volée… Le pompon est atteint lorsqu’on devrait s’intéresser à une histoire de chambre dans une exposition d’art contemporain à Beaubourg, avec en toile de fond l’artiste contemporaine Dominique Gonzalez-Foerster, à laquelle l’auteur a consacré un livre entier (Marienbad électrique. Dominique Gonzalez-Foerster). Toute vie vécue est devenue représentation spectaculaire : rien de moins érotique qu’une chambre dans un musée d’art contemporain : on ne peut certainement pas y baiser, ni même y fumer. Durant les odieuses restrictions « sanitaires », il fallait même un masque et un passe pour y entrer : victoire de Thanatos sur Éros, par K.-O. !…  « Dès que nous sommes pris dans un spectacle et une représentation, nous manquons l’espace », ajoutait Philippe Sollers dans sa toute première et brillantissime intervention télévisée sur Antonin Artaud (ORTF, « Lire », 13 mai 1966).

Une certaine tendance de la littérature traduite en France

Montevideo, manquant de travail formel, ne tient pas debout.

Là encore, la comparaison avec n’importe quel livre de Robbe-Grillet (par exemple, et parce que l’auteur a des soupçons quant à la fiction) est cruelle. « Le réel commence juste au moment où le sens vacille », écrit Robbe-Grillet dans son livre déjà cité ; or justement le sens ne vacille jamais dans Montevideo, car il ne s’agit que d’artefacts, de gimmicks littéraires, voire de mannequins creux (les figures de Marlene et Gary Cooper, exemplairement) : des pitchs. Sans incarnation. Sans sueur. Sans sexe. Il y a certes des bifurcations incessantes (au point que l’on n’arrive à vraiment s’intéresser à aucune d’entre elles) ; mais elles ne sont que purement narratives : l’écriture inframince de Vila-Matas ne les justifie pas, ni ne les fore en profondeur jusqu’à un certain degré de vertige minimum. On remarque tantôt des imparfaits du subjonctif dans les propositions relatives subordonnées, et tantôt des présents du même mode, en fonction du degré supposé de complexité des verbes utilisés : est-ce simplification à outrance de la langue pour s’adapter au lecteur moyen, ou volonté de l’auteur ? Il faudrait aller y voir en version originale ; mais l’on sait que l’utilisation de la forme imparfaite en espagnol est très courante, et même dans le langage parlé… Certes et toujours d’après Robbe-Grillet, l’écrivain moderne a découvert dans son « effrayante liberté […] l’impossibilité de l’écriture originale […] le contenu de l’œuvre romanesque ne pouvant en fait comporter que la banalité du toujours-déjà-dit ; mais ces “idées reçues” constitueront pourtant le seul matériau possible pour élaborer l’œuvre d’art (roman, poème, essai) du futur : architecture vide qui ne tiendra debout que par sa forme » (c’est moi qui souligne). Montevideo, manquant de travail formel, ne tient pas debout, et s’effondre vite dans la mémoire du lecteur.

  • Montevideo, Enrique Vila-Matas, Actes Sud, 2023

Crédit photo : © Manuel Outumuro


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