Comment survivre et continuer à créer à l’ère du coronavirus ? Alors que le second confinement touche à sa fin, Zone Critique a mené l’enquête auprès de sept compagnies émergentes pour savoir comment les mesures prises durant la crise sanitaire affectent les jeunes artistes, dans un milieu qui doit jongler entre précarité, faible visibilité et injonctions à se renouveler. Dans ce premier volet, les différentes troupes nous racontent le choc financier, artistique et psychologique des annulations et des fermetures de salle.
Fermeture des théâtres, premier confinement, déconfinement mais annulation des festivals, couvre-feu, reconfinement, possible réouverture des salles de spectacle avec horodatage… Face à la crise sanitaire, les mesures se succèdent et affectent sévèrement le monde de la culture. Dans cette première partie de notre reportage, nous nous sommes penchéEs sur les difficultés concrètes que pose ce contexte pour les jeunes compagnies de théâtre. Car, loin de l’idée que la culture est “en pause” et attend la reprise, pour bien des compagnies émergentes, c’est leur survie même qui est en jeu.
L’intermittence : rempart à la précarité ?
Un des facteurs qui différencient le plus les travailleurSEs du monde du spectacle est l’accès ou non au statut d’intermittentE. Celles et ceux qui en bénéficient peuvent ainsi vivre de leur seule pratique théâtrale, et, en temps de confinement et de fermeture des salles, ont pu toucher des allocations leur permettant de ne pas sombrer. Bien que les sommes ne soient pas folles, surtout pour les plus jeunes, qui ne travaillent pas depuis longtemps et touchent ainsi des taux assez faibles, plusieurs nous ont indiqué se sentir “privilégiéEs” par rapport aux personnes ne pouvant prétendre à ce statut.
Pourtant, pour les jeunes artistes intermittentEs, les pertes financières ne sont pas négligeables. Mélanie Charvy et Millie Duyé, qui ont fondé les Entichés en 2013, devaient être en tournée cette année pour leur dernière création, Echos ruraux. Parmi leurs treize membres, douze sont intermittentEs. Elles nous racontent que pour elles, le premier confinement, ce furent treize dates annulées, dont neuf promesses de report ; le deuxième confinement : douze dates annulées, et encore neuf reports – incertains, vu le contexte. Presque toutes ces dates étaient des contrats de cession – cession qu’un seul lieu a finalement payé. Certes, elles peuvent bénéficier du chômage partiel, mais celui-ci vaut seulement pour cinq heures d’intermittence par jour. Et elles ont dû faire une croix sur toutes les marges normalement dégagées des spectacles pour payer le bureau de production chargé de leur diffusion, ainsi que sur les défraiements habituels – ce qui, pour leurs membres, est synonyme d’augmentation du coût de la vie.
“Il y a un effet entonnoir des productions reportées, alors les petites compagnies comme la nôtre ne sont pas prioritaires.”
Quant à Agathe Charnet et Lillah Vial, deux des trois directrices artistiques de la compagnie Avant l’Aube (fondée en 2014), si elles bénéficient également de l’intermittence, c’est surtout de la fermeture au public des écoles et des EHPAD qu’elles nous racontent avoir souffert financièrement. Lors du premier confinement, c’est pour elles une quinzaine de dates qui ont ainsi sauté, sans promesse de report car, pour les actions culturelles, les contrats sont rarement négociés à l’avance. L’ouverture des écoles pendant le second confinement a permis quelques rentrées, mais elles déplorent tout de même un certain nombre d’annulations, toutes les écoles n’étant pas équipées pour les recevoir en temps de crise sanitaire, et certaines équipes n’ayant tout simplement pas voulu prendre de risque. Par ailleurs, elles ont dû subir quatre annulations de leur spectacle Rien ne saurait me manquer, et ne savent pas quand elles pourront jouer à nouveau. Agathe partage avec nous son constat : “Les places sont peu nombreuses, donc très chères. Il y a un effet entonnoir des productions reportées, alors les petites compagnies comme la nôtre ne sont pas prioritaires”. Les cachets qui n’ont pas été perçus cette année risquent ainsi de ne jamais l’être. Pire, les reports accumulés risquent de bloquer leurs cachets à venir, pour un temps qui ne cesse de s’allonger à force de mesures restrictives. Malgré tout, pour ces deux compagnies dont les membres bénéficient (quasiment) toustes de l’intermittence, elles ne se sentent pas les plus à plaindre. Mélanie Charvy (les Entichés) déclare ainsi: “Je n’ose même pas imaginer si on avait eu cette période-là au moment où on démarrait, où on n’était pas intermittents du spectacle”. Cependant, elles ne savent pas pour combien de temps encore elles pourront bénéficier des aides du gouvernement, alors que l’impact économique semble parti pour durer…
Paradoxalement, les compagnies ne bénéficiant pas de l’intermittence font beaucoup moins état de difficultés financières posées par la fermeture des salles. C’est qu’elles ne peuvent pas (encore) vivre de leur activité théâtrale, et se reposent donc sur d’autres revenus pour subsister. Si le problème n’est pas immédiat, ces jeunes compagnies sentent toutefois leur existence menacée à court ou moyen terme. La compagnie des Xylophages existe depuis 2015. Fondée par Ariane Issartel et d’autres étudiantEs de l’ENS, elle ne naît pas avec l’ambition de devenir un gagne-pain. Mais cinq ans et quatre spectacles (dont deux créations) plus tard, les membres sont toujours bien là, plus passionnés que jamais, et les années de conservatoire ou thèse de chacunE touchant à leur fin, les Xylophages commençaient à compter sur leur compagnie pour devenir une de leurs sources principales de revenus, et accéder ainsi à l’intermittence. Fin 2019, ce rêve est en passe de devenir réalité : A.T.A.X., la dernière création de la compagnie, est sélectionné pour le festival inter-universitaire de Lille, prévu pour avril 2020. Celui-ci, gros rendez-vous des programmateurices, aurait permis de lancer le spectacle pour une tournée. La troupe travaille alors à obtenir sa licence d’entrepreneur du spectacle. Mais à la mi-mars, tout est annulé. Sans espace ni argent pour jouer, sans occasion de montrer leur création alors que “tout est bouché par les reports”, les Xylophages peinent, comme beaucoup, à émerger.
Obtenir l’intermittence, c’est en effet un rendez-vous manqué pour bien des jeunes artistes en 2020. Lisa Guez, révélée en 2019 par le festival Impatience pour Les Femmes de Barbe-Bleue, nous raconte le drame de ce timing. Pour la première fois, grâce à Impatience, elle et ses cinq actrices commencent à être payées. Les offres de festivals pleuvent, y compris le IN d’Avignon ; une tournée s’annonce et voilà un rêve à portée de main : “que toutes mes comédiennes puissent avoir l’intermittence, qu’elles puissent quitter leur travail, et se consacrer à leur vrai métier”. Mais aucun festival n’est maintenu, et aucun ne prévoit de report. Plus que la perte de cachets, c’est alors la peur de se voir couper dans son élan qui domine : “Ce que tu perds en particulier, c’est d’abord de la visibilité, c’est les endroits de rendez-vous où t’as les programmateurs qui se déplacent tous en masse”.
Finalement, la crainte de sombrer dans l’oubli (ou de ne jamais émerger) est la question qui travaille le plus les jeunes compagnies, et ce, quel que soit leur statut.
Finalement, la crainte de sombrer dans l’oubli (ou de ne jamais émerger) est la question qui travaille le plus les jeunes compagnies, et ce, quel que soit leur statut. Agathe Charnet nous explique : “Pour les compagnies au stade d’émergence, il faut toujours jouer, c’est une occasion indispensable de créer des liens avec le public, le territoire, et surtout des professionnels. Une situation comme ça, on a peur que ça nous fasse disparaître, on est encore fragiles.” La question des reports, qui privilégie les compagnies plus pérennes, est donc au centre des préoccupations. Si les lieux sont saturés de troupes bien installées dans leur pratique, où vont donc jouer celles qui cherchent encore à faire leurs preuves ? Mathilde Chadeau, du collectif Secteur In.Verso, fondé en mars 2020, nous livre : “Notre plan de départ est annulé : il faut qu’on réinvente et qu’on redéfinisse à chaque fois tout. C’est épuisant.” Les jeunes troupes d’aujourd’hui sont pourtant l’avenir du théâtre. Mais, pour cela, elles ont besoin d’opportunités – opportunités qui leur font, dans ce contexte, cruellement défaut.
Théâtre confiné, création étouffée
A ces difficultés s’en ajoute une autre : celle de la création théâtrale en temps de confinement et de fermeture des salles. Sarah Baraka, co-fondatrice avec Elliott Pradot du collectif MUES (fondé en avril 2020), exprime ainsi une frustration largement partagée : “Moi je trouve que ce qui est problématique c’est qu’on démarre la création du collectif avec l’interdiction de se réunir. Par exemple on n’a toujours pas pu [à la date du 25 novembre] réunir les artistes qu’on veut rassembler et pour le moment on ne peut pas le faire.” Ce dont témoignent beaucoup de nos enquêtéEs, c’est de l’importance de la présence des unEs et des autres, de leur contact direct, dans le processus de création comme de jeu. Le télétravail promu par le gouvernement est alors pour ce secteur un obstacle particulièrement ardu, voire impossible à surmonter. Pour Chiara Boitani, du collectif Secteur In.Verso : “La distance est compliquée. Notamment parce qu’on travaille les émotions, le rapport entre nous. Je sens comme l’imagination qui est en train de se bloquer. C’est difficile d’avoir des intuitions, des inspirations.” Qui n’a pas fait durant ces derniers mois l’expérience d’une communication par Zoom, Skype ou Discord ? S’il est déjà difficile d’échanger des nouvelles par le médium de la visioconférence, où tant de compréhension se perd dans ces micro-signifiants invisibles à l’oeil de la caméra et sourds à l’oreille du micro, il est presque impossible de construire virtuellement un lien suffisant pour stimuler la magie du théâtre, lien humain par excellence. L’absence de contact, c’est aussi celle avec le monde extérieur, souvent nécessaire à l’inspiration. Chiara continue : “Parce qu’on fait moins de rencontres, on a moins d’occasions de se faire inspirer. […] La vie quotidienne est notre sujet de travail. À partir du moment où elle est enfermée, c’est plus compliqué.”
Impossible de parler de la situation actuelle, impossible de parler d’autre chose.
De surcroît, face à une crise d’une telle ampleur, il est difficile de laisser son esprit vagabonder assez loin pour permettre la création. Lisa Guez nous explique : “On n’arrivait pas à parler d’autre chose que de l’actualité, elle était trop forte, trop présente, trop gigantesque pour qu’on puisse trouver autre chose.” Quant à prendre la crise elle-même comme sujet de travail, Millie Duyé (les Entichés), nous explique le problème : “Moi, pour créer, j’ai besoin d’avoir du recul. Les créations partent d’indignations personnelles communes, mais créer sur ce qui se passe actuellement, en dehors de la lutte politique militante, je vois pas comment je peux l’insérer dans mes créations, parce qu’en-dehors de ma colère, la situation je la comprends pas. Je trouve que c’est un choc trop violent pour en faire quelque chose. Parce qu’on est dedans. Pour créer on a besoin d’une vue d’ensemble, de prendre du recul, et là on peut pas.” L’angoisse, l’anxiété vécue par chacunE face à la situation, alimentée par les médias tournant en boucle sur le nombre de contaminations, de morts, l’effondrement de l’économie, la hausse du chômage… a eu sur plusieurs artistes l’effet d’un étranglement psychologique, rempart à la création. Impossible de parler de la situation actuelle, impossible de parler d’autre chose. Voilà le dilemme auquel se trouvent confrontées plusieurs compagnies en quête d’inspiration.
Faire du théâtre, c’est même linguistiquement jouer pour un public. Lorsque sa possibilité est remise en question, c’est donc tout le processus théâtral qui est mis en doute.
Enfin, c’est une autre anxiété qui redouble cette difficulté : celle de l’incertitude quant à l’avenir. Lisa Guez compare cette impuissance à une “panne sexuelle” : “C’était pour les petites formes [ateliers avec les scolaires] à Besançon, on ne savait pas si on allait pouvoir jouer. J’étais face au plateau, j’avais rien, je trouvais rien, j’étais perdue total, et les deux acteurs Arthur et Baptiste avec qui je travaillais étaient à côté de la plaque. […] On s’en est remis quand on a su qu’on pouvait jouer.” En effet, le public est toujours un élément essentiel à la création dans les arts vivants. Tout spectacle est construit pour lui, autour de lui. Il en constitue une dimension réactive ancrée dans l’espace. Faire du théâtre, c’est même linguistiquement jouer pour un public. Lorsque sa possibilité est remise en question, c’est donc tout le processus théâtral qui est mis en doute. Pour Lillah Vial (Avant l’Aube) : “C’est difficile de travailler quand on n’est pas certaine de pouvoir jouer ce qu’on crée.” Alors, peut-être pour se protéger, peut-être parce qu’on ne le peut tout simplement pas, on ne crée plus, ou, du moins, on crée moins.
De confinement à reconfinement, le moral en berne
“Quelle que soit la réinvention, ce ne sera jamais assez car notre secteur passera toujours après.”
Se protéger, cela semble en effet un besoin nécessaire en cette période particulièrement peu joyeuse. Alors que pleuvent les études sur la santé mentale des FrançaisES, les jeunes artistes nous font part de leur baisse de moral. Si le premier confinement a été (relativement) assez bien vécu, le deuxième, quant à lui, semble avoir eu des répercussions particulièrement néfastes. Ariane (les Xylophages) explique cette différence de perspective : « Au premier confinement, tout était à plat. On n’avait pas l’impression d’être les seulEs à en souffrir, donc quelque part c’était plus facile, cette impression que tout s’arrête. C’est comme un sort commun qui donne l’impression qu’on n’est pas puniEs plus que les autres. » En effet, la politique plus laxiste lors de ce second confinement concernant l’activité professionnelle n’a pas pour autant permis au monde du spectacle de reprendre le travail. Pendant le déconfinement, bien des troupes et des théâtres ont suivi les recommandations gouvernementales pour s’adapter à la crise sanitaire. La Cie Avant l’Aube explique ainsi avoir dû repenser ses actions culturelles en milieu scolaire afin de pouvoir les réaliser en petits groupes, et sans faire intervenir les élèves sur le plateau. Les Entichés racontent que le théâtre El Duende a changé tous ses robinets pour des robinets lasers, un investissement coûteux. Malgré tout cela, les comédienNEs se voient empêchéEs de faire leur métier, quand la plupart des secteurs continuent. En résultent bien des frustrations, et un sentiment d’injustice. Mélanie (les Entichés) nous livre : « Il y a une incohérence dans les mesures sanitaires prises, donc un découragement de la part des lieux et des artistes, car quels que soient les moyens dépensés, mis en œuvre, quelle que soit la réinvention, ce ne sera jamais assez car notre secteur passera toujours après. Alors même que les théâtres ne sont pas des lieux de cluster ! »
Pour beaucoup, le déconfinement a été synonyme d’espoir, d’un nouveau départ. Mais les mesures n’ont pas cessé pour autant. Les festivals, nombreux en été (donc pendant le déconfinement), n’ont pas pu avoir lieu. Pour les compagnies émergentes, un drame. Lisa (Juste avant la compagnie) se confie : “Ce qui a été dur, c’est de croire tout le temps au fait qu’on allait y arriver, mais à chaque fois il y avait plein d’annulations. On avait 16 dates, c’était énorme pour nous ! Dans des lieux hyper prestigieux, et à chaque fois, c’était annulé. Je disais aux filles : vous en faites pas, Avignon ça ira. Ça a été dur le fait qu’on pense qu’on sera reportées et finalement non.” La succession d’espoirs déçus semble être un véritable choc psychologique parmi ces jeunes compagnies, incertaines quant à leur avenir. Ariane abonde en ce sens : “Maintenant c’est plus dur, parce qu’on avait vraiment commencé à y croire.” Alors, pour y faire face, certainEs ont adopté des stratégies de défense. Agathe (Avant l’Aube) déclare : “Moi j’ai changé mon mode de cerveau. Je me projette plus, je prévois plus rien, et je profite quand quelque chose se passe.” Mais, plus le temps passe, plus les mesures s’enchaînent, plus il est difficile d’encaisser. Lisa reprend : “le premier [confinement] j’étais en combat. À l’annonce du couvre-feu j’ai pleuré toute une journée mais de façon nerveuse. Le deuxième confinement, c’était la lobotomie.“ Si un troisième confinement ou une refermeture des salles après le 15 décembre devait survenir, nul doute que son impact serait redoutable sur le moral de tous ces jeunes artistes.
Difficultés économiques, perte de visibilité, peur de disparaître, mise à mal des possibilités de création, moral en berne… Les compagnies émergentes témoignent d’une période douloureuse pour le milieu du théâtre. Malgré tout, leur activité n’est pas complètement à l’arrêt – certainEs profitant même de cette nouvelle temporalité pour avancer sur leurs créations, voire les enrichir. À lire dans le deuxième volet de cette enquête, à paraître le 11 décembre.
Ont participé à cette enquête :
– Ariane Issartel, metteure en scène des Xylophages, en cours de création d’A.T.A.X. Site internet : https://lesxylophages.com/
– Chiara Boitani, Mathilde Chadeau et Climène Perrin, fondatrices du Collectif Secteur in.Verso, actuellement en création de Ça ne résonne pas / Ça résonne trop. Page Facebook : https://www.facebook.com/secteurinverso/
– Mélanie Charvy et Millie Duyé, compagnie Les Entichés, en tournée avec Echos Ruraux. Site internet : https://www.cielesentiches.com/
– Agathe Charnet et Lillah Vial, de la compagnie Avant l’aube, en tournée avec Rien ne saurait me manquer, en cours de création de Tout sera différent et Ceci est mon corps. Site internet : https://www.compagnieavantlaube.com/la-compagnie
– Tanguy Martinière, fondateur de la compagnie Les Paillettes n’y sont pour rien, en cours de création de Minautore Maquillage. Page Facebook : https://www.facebook.com/lespaillettesnysontpourrien/
– Sarah Baraka et Eliott Pradot, fondateur·rice·s du Collectif MUES, en cours de création de S’étreindre, de Nuit et Les noyaux. Page Facebook : https://www.facebook.com/CollectifMUES
– Lisa Guez, fondatrice avec Baptise Dezerces de Juste avant la compagnie, en tournée avec Les Femmes de Barbe-bleue, en création de Celui qui s’en alla. Site internet : http://www.justeavantlacompagnie.com/
Entretiens réalisés par Skype entre le 23 novembre et le 1er décembre 2020.