Les éditions Seghers republient la belle anthologie de Paul Eluard : Poésie involontaire et poésie intentionnelle. Dans cet atypique recueil Eluard propose au lecteur un ensemble de citations, d’extraits et de moments poétiques, véritable dispositif de lecture, le livre revient sur des siècles d’écriture, l’occasion pour l’auteur de penser encore et toujours les pouvoirs de la poésie et de s’inscrire dans une intimité où il se dissipe lui-même.
S’il ne s’offre pas à lire comme un ensemble écrit par le poète lui-même, le recueil Poésie involontaire et poésie intentionnelle, témoigne d’une importante subjectivité à l’œuvre dans la composition, laquelle parle d’elle-même et laisse place à une vision toujours propre de la poésie. Sur la page de gauche, la poésie involontaire, sur la page de droite, la poésie intentionnelle, l’ensemble étant chronologique, les liens aisés, les pièges faciles et jouissifs. Si la distinction semble évidente, elle peut parfois se troubler, mettant en lumière la porosité entre une poésie engagée comme poétique par la volonté de l’écriture et une poésie qui échappe à sa propre finalité tant elle l’occulte dans sa conception. Aussi, comme le précise Nicole Boulestreau dans sa préface, la poésie involontaire « repose sur les pouvoirs de la pensée analogique, ou de l’imagination onirique », sur le surgissement d’une intuition de la poésie, dont le geste échappe à la rationalité, elle n’a pas de primauté sur la seconde, dont le lustre des grands poètes n’est plus à faire, mais elle permet à Eluard de montrer cette présence d’une poétique du réel, non d’un réel construit, mais d’une sensibilité du réel. Car toujours la « poésie involontaire est la parole en liberté. »
Rendre compte d’un mot de l’instinct appelé poésie, d’une parole qui échappe au discursif et ne se range pas.
On sait combien le premier XXe siècle aura été sensible, en réaction, à la cartographie balzacienne du monde – dont l’ersatz Anatole France se souvient malgré lui – et au positivisme ambiant, et l’apogée de la guerre, en ce que son discours peut affirmer une Raison autoritaire et dévastatrice, appelle plus encore à rendre compte d’un mot de l’instinct appelé poésie, d’une parole qui échappe au discursif et ne se range pas, là où Eluard donne à lire, sur le terreau des odeurs de pisse et de cadavre des romanciers classiques, le compost heureux de siècles d’une poésie libérée. Car si les poèmes, les citations, les extraits se font face, ils échappent tous, dans le précieux carré, à la poésie asservie – ah le joyeux biais bataldien, car encore il faudrait rappeler la gratuité – pure perte, dépense improductive – de la poésie, qui refuse l’assignation. Si l’écriture elle-même affirme une telle idée, le recueil d’Eluard, par une subjectivité d’un tel excès qu’elle nie son auteur, est la preuve la plus affirmée de l’inutilité féconde de la poésie.
On ne pourrait ici cumuler les moments du texte, tant ils échappent à toute économie – sauf la sienne propre – et tant cela trahirait le mouvement et l’énergie du recueil, mais rappeler malgré tout combien derrière des noms bien connus – et dont les extraits ne sont pas les plus connus, eux, loin d’un lagarde-et-michardisme hasardeux – Eluard n’hésite pas à piocher dans la totalité de la vivacité de la poésie : Jehan Bodel d’Arras, le trop peu lu Tristan Lhermite, l’oublié berlinois Achim von d’Arnim, et les chansons, et Dame Tartine, et la geste, et les Cantiques, et les lettres, et les dictionnaires, et les murs ; car la poésie est partout et que, sans doute loin d’être Dada, le pêle-mêle jouissif d’Eluard est au moins l’anthologie forcenée d’un défenseur heureux de la poésie comme lettre vivante, toujours, au coeur de ce « dédale des citations », dans un heureux dispositif, heureux car il s’offre à la lecture comme un corps, que l’on prendrait pas n’importe quel bout pour en saisir les ramifications, les écarts, les fuites aussi.
Enfin, c’est aussi pour ce qu’il manifeste d’une époque – là où pourtant l’auteur ne parle pas, du moins aucunement de sa voix propre, qu’il faudrait se perdre dans le dédale auprès de l’Ariane Eluard ; ce contexte historique, que rappelle Nicole Boulestreau : le recueil est édité pendant les premières années de l’Occupation, il symbolise aussi la féconde collaboration entre Eluard et Seghers, quelque chose peut-être aussi se précipite d’une saisie de l’histoire de la poésie, face au temps des ruines, au désœuvrement, un travail de l’histoire face à l’effroi. Une préface généreuse, à son tour poétique, qui certes donne des pistes de lecture d’un texte qui nous malmène dans la mesure où il n’est pas tout à fait texte, mais aussi et surtout rappelle les liens forts entre le poète et son éditeur, rappelle aussi – et quel plaisir ! – les questionnements esthétiques d’Eluard, son surréalisme, bien entendu, mais sa singularité, son rapport à la poésie elle-même, le pouvoir de Lautréamont, car il faudrait toujours revenir au Maldoror.
Un recueil donc à l’actualité involontaire mais évidente, à l’intention manifeste de dire
poésie
partout
tout le temps
Et puisqu’on ne pourrait qu’inviter à le lire dans tous les sens et de plusieurs manières, l’honneur de clôturer le recueil revient à Pierre Reverdy, dans une vision qui semble résumer le projet : « Parmi les choses sans valeur et sans aucune utilité qui s’énumèrent, la poésie est très certainement une des plus impressionnantes. »