Éléonore de Duve

ÉLÉONORE DE DUVE : TENDANT LES BRAS

Il existe des œuvres qui, tout en nous échappant, nous comblent de joie. Sophia, deuxième publication d’Éléonore de Duve en est. Donato, la première, en était aussi. Par deux fois donc l’autrice belge nous surprend, nous désarçonne, sans qu’on sache trop pourquoi. Certains textes ont la puissance de l’ineffable : ils voltigent dans nos mains, nos yeux happés par leur prose aérienne. Sophia, lui, est découpé en 47 petites séquences – qui ne sont pas vraiment des chapitres, ni des parties isolées les unes des autres, non, plutôt des briques qui, toutes ensemble, forment une montagne d’humilité. De là, Sophia est l’enchaînement des sens, un portrait de femme ou quelques paysages qui, gorgés de délicatesse, engendrent des souvenirs Il est le roman des sensations, des bribes mémorielles et de la matérialité des corps en mots. Sa trame ne va nulle part, à ceci près qu’en allant nulle part, elle va partout, elle va en chacun de nous. Elle résonne ainsi avec nos existences, nos proches et nos absences. Sophia est comme un long poème qui, s’observant lui-même, agit comme un réflecteur.

Précisons d’ailleurs que dans ces 47 parties qui défilent sous nos yeux, rares sont les précisions spatio-temporelles qui nous fixeraient dans un cadre. Nous nous retrouvons démunis devant les mots comme devant une peinture, agrippant chaque nuance de couleurs comme l’ultime indice d’un sens. Toutefois, et il faudra apprendre à l’accepter, Sophia est libre comme l’air ; car elle est une idée, et elle n’est pas tangible, pas descriptible. Alors chaque vision (titre du premier segment, numéroté 47) que nous aurons, nous appartiendra. Ses visions sont autant les nôtres que les siennes. L’expérience littéraire est ici propre à chacun, chacune ; Sophia « tend ses bras en parabole […] Son visage n’est ni facile ni signifié. »

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« Le hasard apprend à Sophia à poser des choix. »

Éléonore de Duve décrit parfois les passions botaniques de Sophia, et parfois ses promenades et ses inquiétudes ; elle partage ses émotions, ses sentiments, et même quelques détestations. Son texte propose des bouts de vie. Il y a cette héroïne du quotidien, qui ne fait rien d’héroïque, si ce n’est de vivre, et il y a une danse du corps, celle-ci même que l’on nomme vivre. Sophia c’est le hasard même de cette danse, la manière dont on observe ses propres gesticulations, la manière dont on s’évalue, dont on se voit se mouvoir, parler, errer. Par exemple, « Sophia voudrait crier car aujourd’hui le temps est bon, le soleil fin, et cette douceur fagote l’injustice. » C’est la mosaïque virevoltante de sa psychologie, la peinture d’une âme humaine. Alors il faudra mettre le feu à tout ce qui hante, tout ce qui pèse, tout ce qui nous retient de profondément hurler nos joies.

“Il y a cette héroïne du quotidien, qui ne fait rien d’héroïque, si ce n’est de vivre”

Et plus ça avance et plus ça se rétrécit. L’incendie nous émerveille. Chaque nouvelle séquence s’émiette jusqu’au bout du compte se révéler n’être qu’une supplique « (et ainsi de suite) ». En effet, la brièveté de ces paragraphes, stylistiquement crescendo, nous conduit à augmenter inconsciemment le rythme. Car il y a un pur travail de la mesure, de la cadence ; l’allure de Sophia est la résonance de notre prononciation intérieure. Nous accompagnons l’héroïne en suivant son tempo. Plus elle avance et plus nous avançons, et plus elle rythme sa phrase et plus nous défilons les pages. L’expérience littéraire de Sophia est au-dedans comme au-dehors ; nous sommes nous-mêmes les objets du livre. Le phénomène est sensoriel ; c’est un livre ou une danse ; un mouvement de mots comme de membres.

« Et le visage de Sophia n’est qu’une page. Elle tend les bras. »

Elle tend les bras ; c’est une étreinte comme un oiseau, elle ouvre son corps pour s’envoler. Peut-être alors que la littérature est là : dans ce geste de don, dans cette offrande d’un destin écrit à celle ou celui qui lit.

« elle se demande : dans quelle vie est la vie. »

« Elle se réduit en caractères interchangeables. »

Sophia est une prose et, comme chaque prose, elle n’est pas soumise aux règles. Le monde des écrits est un espace d’une sempiternelle anarchie. Ses images sursautent, voltigent, sabotant les conforts du classicisme en construisant une vie en marge. C’est un monde qui ne finit pas ; chaque texte est une étendue nouvelle, un recommencement d’une vie inédite. De là, les plumes voletantes, il reviendra à chaque lecteur, à chaque lectrice, d’attraper la sienne et d’en faire sa Sophia…

“Sophia est une prose et, comme chaque prose, elle n’est pas soumise aux règles.”

Et comme des ailes et comme nos bras, un livre s’ouvre. Souhaite-t-il dans le fond nous étreindre ou s’envoler ? La réponse reste en suspens.  Dans ces deux premiers textes déjà, Éléonore de Duve se déploie comme une figure importante de la littérature contemporaine. Elle est la modestie d’un texte court et d’une prose rare qui, certes, ne se trouve être qu’une petite vie ; mais une petite vie, de nos jours, c’est souvent un grand livre.

  • Éléonore de Duve, Sophia, Corti, 2025.

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