D’imposantes cohortes de piétons se pressent et se bousculent jusque sous la grande horloge qui rythme, imperturbable, le cours de la Seine. Pourtant, ici, depuis bien longtemps, plus aucun train ne passe. Sous la superbe voûte en verre que soutient la ferraille, il est question d’un tout autre voyage. Pour ces drôles de fantassins armés d’Iphone et de patience, en effet, l’aventure est ailleurs. Elle se résume à un patronyme. Deux mots – un peu magiques – dont le pouvoir est de faire frémir les curieux et les passionnés : Edvard Munch.
Frémir justement, que ce soit de plaisir, d’angoisse ou de colère, la réception des œuvres de l’artiste norvégien a toujours causé des remous. Souvent incompris, ces ouvrages ont titillé la plume sentencieuse des critiques. Ces mêmes ouvrages ont d’ailleurs été présentés – pour quatre-vingt-deux d’entre eux – à l’exposition des Arts Dégénérés en 1937 à Munich, contrepoint de l’exposition des Arts allemands mises en place pour servir la propagande nazie. Enfin, les créations de Munch sont encore aujourd’hui omniprésentes (en fouillant nos émojis, on en trouve même un exemplaire). En somme, adorées et détestées, elles n’ont cessé d’être actuelles et commentées. C’est peut-être, là, précisément, la raison pour laquelle l’œuvre devient chef-d’œuvre. Aussi, le musée d’Orsay organise pour mieux le connaître et le comprendre une impressionnante exposition des œuvres du peintre et dessinateur scandinave. Le parti-pris est audacieux : le musée se propose de tout couvrir de la vie et des affres de l’artiste. L’exposition qui se tient du 20 septembre au 22 janvier 2023, est dense, très dense, déployée à travers un chapelet de petites pièces thématiques. Aussi imposante soit-elle (elle s’organise autour de huit thématiques), elle est passionnante parce qu’il faut s’attendre au milieu du foisonnement à être chamboulé plusieurs fois par les tableaux de Munch.
La délicate introspection : exploration des abysses
« Comme on s’ignore ! » déplore le narrateur d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, après s’être séparé d’Albertine. C’est peut-être le constat qu’a partagé Edvard Munch. Aussi, il peint ce qu’il sent plutôt que ce qu’il voit. Sa peinture est foncièrement intimiste. Il ouvre toute grande la porte sur l’intérieur de soi, même s’il y fait nuit. De fait, les visions qu’il peint sont floues, confuses parfois. Son œuvre forgée dans les gouffres de l’être présente les vibrations de l’âme. En funambule, il montre les vertiges de l’existence et donne en visionnaire une forme à l’instable. C’est une autre catabase. Ses commentateurs ont fait de lui le peintre de l’angoisse. Cette angoisse caractéristique de la fin du XIXe siècle qui déborde jusqu’à l’Entre-deux guerres a été notamment développée par le philosophe danois Soren Kierkegaard, dans Concept de l’angoisse écrit en 1844. Il est le premier à théoriser l’angoisse existentielle, et il la présente comme le fruit de la contingence, le point de rupture avec l’innocence. Comme en échos, le pinceau du norvégien donne une pesanteur à ce qui est enfoui. L’un de ses prodiges peint entre 1894 et 1895, est intitulé Puberté. Une jeune fille est peinte nue, face à nous, assise sur un lit immaculé. Derrière elle, son ombre, gigantesque. Cette ombre qui se prolonge jusqu’aux pieds de l’adolescente, opaque, presque solide, change la gravité du tableau. La jeune fille semble s’enfoncer dans le sol. Mais ce qui devrait être une variation de la lumière peut être compris tout autrement : on est tenté d’y voir une aile. Le peintre donne corps à l’angoisse à travers cette aile sombre qui rappelle celles des « anges noirs » dont il parle souvent dans ses petits carnets. C’est le symbole de la sortie de l’innocence, du début de la lucidité qui dévoilera le monde tout cru. La pudeur de la jeune fille en contraste avec son regard droit qui semble nous observer, examiner nos émotions pendant qu’on déambule face à elle, donne une intensité épatante à cette figure. Elle est sous le feu de notre regard, nue, mal à l’aise, pourtant elle le soutient. Les contours ondoyants, sans arêtes du corps de la jeune fille, dit à sa manière, ingénieusement, le partage des émotions, la connivence. Les créations d’Edvard Munch ne sont pas seulement centrées sur lui ou sur son sujet, elles excèdent le cadre puisqu’elles tissent des liens subtils et entrelacent des fils universels qui montrent l’être sans fard et l’émotion.
Aussi, les regards francs ou fuyants sont sa signature. Ces regards fixent celui qui s’approche du tableau, ou tentent au contraire de s’échapper de ceux qui les scrutent. Bientôt cernés, creusés, les yeux ne portent plus de paupières. Et la pupille froide, réduite à un simple point noir, dit l’essentiel. La célèbre peinture Soirée sur l’avenue Karl Johan qui présente une troupe de citadins qui se pressent vers nous, qui effleurent la surface de la toile près à sortir du tableau, fait partie de ces œuvres qui renversent. Le groupe d’individus identiques – s’ils n’étaient pas différemment vêtus – les joues émaciées, la mine pâle, déambule, fantomatiques.
Une silhouette toute noire se détache, et dépassant la foule, va de dos, suivant la route qui sabre le tableau en deux parties : le fourmillement d’un côté et la vacuité de l’autre. Mais qui est-elle ? Le pantalon et le manteau amples, ainsi que le haut de forme escamotent toute possibilité d’identification. Est-ce le peintre qui voit aussi le vide existentiel qu’incarne la masse des individus attifée, cadavérique, et qui s’en détourne ? Est-ce un ingénu, qui ne sait rien encore de l’angoisse de vivre ?
… un promeneur attardé sourit près de nous. Il n’a pas vu nos yeux pleins de vertiges et il passe doucement.
André Breton, Philippe Soupault, Les champs magnétiques, 1920
Ces silhouettes énigmatiques qui vont à l’envers sont présentes plusieurs fois dans l’œuvre de Munch. On en trouve dans le Cri qui est son tableau le plus célèbre. L’exposition n’en montre d’ailleurs que deux lithographies et un tableau préambule, le premier Cri, Désespoir peint en 1892. En effet, désormais trop fragile, il n’est plus question de l’exposer. Mais il a été décliné de nombreuses fois. Munch, comme beaucoup d’autres peintres, reprend et modifie ses motifs. Toutefois, sa démarche n’est pas celle qu’a pu adopter Claude Monet, par exemple, qui voulait montrer la cathédrale de Rouen sous toutes ses coutures, habillées des différentes intensités de la lumière du jour. Le peintre scandinave dans la reprise des mêmes figures, des mêmes compositions et dans les changements parfois ténus qu’il y apporte, montre qu’il ne parvient pas à saisir l’indicible, qu’il peine à dévoiler l’invisible.
Pour pallier ces écueils, l’artiste réserve une place particulière à la couleur. L’exposition, dans un premier temps, concentre plusieurs œuvres aux teintes froides. L’omniprésence de tous les bleus, dont la scénographie ondoyante fait écho, présente le frisson du vide, l’inadéquation entre l’être et l’existence, le recul avec laquelle le peintre observe le réel. Les camaïeux de vert ou d’indigo dans le superbe autoportrait d’Edvard Munch qui ouvre l’exposition, ou le tableau tout à la fois beau et terrible de l’Enfant Malade, laissent peu de place aux nuances chaudes. Mais bientôt le rouge conquiert tout l’espace. Un lit de mort peint en 1895 consacre l’écarlate, tant et si bien qu’un personnage, le père qui regarde le corps mort de sa fille, a le visage cramoisi en contraste avec le teint farineux, livide de la mère au premier plan. L’œuvre est autobiographique : la défunte représente sa sœur, les personnes qui l’entourent sont les membres de sa famille. Sa mère, morte depuis longtemps pourtant, occupe la première place. La patte de Munch est reconnaissable : les yeux sont cernés, l’ombre qui s’étire en arrière-plan englobe la famille, prête à les aspirer. C’est l’expression de la consternation, du deuil qui est mise en valeur à travers les mines déconfites et la solidité de l’ombre : la défunte se fond dans ses draps blancs, ce n’est pas elle qui est donnée à voir.
Nausée et cri de vie : être au monde
Il faut dire qu’Edvard Munch a traversé les turpitudes : il a perdu sa mère de la tuberculose alors qu’il était enfant et n’a retenu d’elle qu’une image de femme malade. Il a perdu, sa sœur de laquelle il était très proche, tuberculeuse elle-aussi. Son parcours jonché de drames neutralise tout ancrage. Le triptyque maladie, folie, mort, peut résumer ses démons. Voilà les “anges noirs” qui hantent son œuvre. Mais il serait réducteur de penser que le peintre donne seulement corps aux drames de la vie, quand, en fait, il saisit les moments de tension, graves souvent, qui dévoilent la relation au monde. Cette tension consacre en négatif la puissance d’être. C’est aussi dans cette tension que se loge l’angoisse. L’angoisse est liée dans ce cas, à l’instabilité. Elle n’est pas tout à fait néfaste puisque ces états instables sont déterminants : ce sont autant de seuils qui, bien qu’ils donnent le vertige, permettent d’analyser, de saisir, et pour Munch, de créer. Et la création est un cri de vie. En fait, le Norvégien est le peintre des situations existentielles. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre son tableau Un lit de mort : ce sont les vivants que l’on regarde, non pas la morte. Et ce rouge qui éclabousse les murs et la peau des personnages, qui couture leurs mains en prière est la pulsation de vie. Il fait la peinture de ceux qui restent, qui s’accrochent malgré les drames. C’est la vie en état de crise, c’est la vie dans sa pleine puissance, furieuse, révoltée, épidermique. De là, l’intensité des figures et des tableaux de l’artiste. Il est question du temps qui passe, non pas seulement du temps qui s’écroule. Et les différents stades du Mythe de la vie sont minutieusement rapportés sur les toiles exposées.
Aussi, Le Baiser qui fusionne le bleu et le rouge dans de superbes variations de pourpre et de violet, et les deux visages amoureux montre cet entre-deux qui attire l’attention du créateur. C’est-à-dire le fil tendu entre les moments de grâce et la chute. Le lâcher-prise qui s’incarne dans la fusion de deux solitudes au monde, et dans la dilatation des formes s’oppose à la lucidité symbolisée par le point lumineux au milieu de l’ombre – protectrice cette fois – qui perce par la fenêtre malgré le rideau en un petit triangle blanc, dentelé, et qui empêche l’abandon tout entier. La lucidité rend nauséeux.
Le Baiser reproduit dans de très belles lithographies, peut être lié à un autre tableau qui présente l’étreinte autrement. Vampire peint en 1895 met en scène deux personnages entrelacés. L’homme, d’abord, enfoui sa tête et tout son buste dans la poitrine d’une femme. Celle-ci, surplombante, le recouvre de ses bras, de ses cheveux. Elle devient prédatrice : ses lèvres – on le devine avec le titre – vont bientôt se poser dans le cou de son amour. Sa “ chevelure de feu de bois” (André Breton, Union Libre, 1931) tentaculaire ruisselle sur le corps de l’amant et renforce cette idée de prédation. Toutefois, le tableau était d’abord intitulé Amour et douleur, soulignant explicitement l’ambiguïté constante des instants de vie : entre plaisir et souffrance. Les contrastes entre les teintes sombres et vives mettent en exergue l’ambivalence, la tension qui dit la vie. Ici encore, l’ombre comme une auréole, encadre les amants. Edvard Munch la conçoit comme une ceinture épaisse et lourde qui isole le couple du monde, qui l’isole du temps qui passe. Il crée même un ourlet en accumulant la matière pour constituer un bourrelet bleu qui annule l’oppression du temps et de l’espace. Ainsi, il scelle leur intimité en donnant à leur étreinte une toute autre mesure. Cette femme peut bien être venimeuse et mortelle – comme le fut Mathilde Tulla Larsen, son amante, qui le contraignit à peindre une phalange en moins après un coup de feu – le moment de l’étreinte comme une ligne de crête montre deux états possibles : la volupté et le malheur.
Par ailleurs, la chevelure féminine dans l’œuvre de Munch a un sens particulier : elle présente le lien, l’attachement, et en négatif, la séparation. Le peintre, foncièrement moderne, est aussi symboliste. Le musée d’Orsay réserve toute une salle estampillée « Les vagues de l’amour » à ses lithographies tout bonnement sublimes. On y contemple des femmes inconnues ou des Madone, et leurs rapports aux hommes. Elles permettent de prendre conscience du talent de l’artiste : il n’est pas seulement coloriste, il est aussi un grand dessinateur.
Enfin, Munch, plusieurs fois, s’est hissé au-dessus des ombres. Il a essayé de dépasser le cycle des angoisses. Dans certains tableaux, les ténèbres s’effacent un peu, dans d’autres elles disparaissent. La lutte contre la mort, peinte en 1915 est une création qui reprend Un lit de mort et qui s’en distingue par sa toute nouvelle facture. La composition est sensiblement la même mais le traitement des couleurs est tout à fait différent : l’ombre dangereuse projetée sur le mur s’estompe battue en brèche par la lumière vive. Le rouge n’est plus présent qu’en petites touches. Les teintes diluées et éclaircies sont sous le joug d’un halo lumineux qui vient d’en face, de l’autre côté de la toile, du côté du peintre, du spectateur. C’est que le regard n’est plus embué. Comme la lumière, le temps a adouci le chagrin. Les formes sont plus nettes désormais, et la physionomie est plus aboutie. Ainsi, la mère n’est plus cadavérique, elle est seulement vieillissante. Dans d’autres ouvrages, le halo lumineux ne chasse plus seulement les ombres, il efface les traits des visages. Les contours simplifiés plus encore donnent à voir l’extérieur.
Des silhouettes bigarrées se promènent dans une nature nébuleuse dans Neige fraîche sur la route peint en 1906, ou près d’un cours d’eau pour Les Jeunes filles sur le pont achevé en 1927. Ce dernier tableau se distingue par le traitement des teintes claires et la vivification de la couleur, peut-être sous l’influence des impressionnistes qu’il a rencontrés lors de ses séjours à Paris. Le motif sera repris plusieurs fois, en peinture et en lithographie. Le paysage semble apaisé, mais le peintre radicalise peu à peu sa composition et va pousser à l’extrême la vivacité du jaune et du orange, jusqu’à rendre les couleurs violentes dans Les dames sur le pont réalisé entre 1934 et 1940 : la vie se développe dans un éternel rapport de force. On y revient. La ligne oblique de la route ou de la balustrade du pont qui scinde l’unité du tableau syncrétiserait alors la tension existentielle.
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En somme, il faut prévoir deux bonnes heures pour parcourir et apprécier l’impressionnante quantité des œuvres d’Edvard Munch autour des années 1890 jusqu’à sa mort en 1944. Plus qu’un peintre de l’angoisse de vivre, il est le peintre de l’existence dans tout ce qu’elle de plus essentiel. Les frémissements de l’âme qui se lisent dans ses tableaux disent la douleur beaucoup, mais aussi son dépassement. Dans l’un de ses autoportraits, il s’est doté d’un bras squelettique afin de clamer à sa manière un memento mori qui encourage la puissance de vivre, dans l’amour et la douleur, malgré les drames de la mort et de la maladie. Fiché dans l’angoisse dont sont chargés ses ouvrages, le fantôme de la liberté exulte. Cette liberté, précisément, lui a permis d’aborder comme il l’a voulu tous les sujets qui font l’être à travers chaque étape de la vie. Cette même liberté créatrice a fait de lui un peintre clairement à part, définitivement génial, qui inspira de nombreux artistes. Le musée d’Orsay qui offre la possibilité d’appréhender l’œuvre du scandinave dans son entier lui rend ainsi un très bel hommage.
Edvard Munch, un poème de vie, d’amour et de mort, Musée d’Orsay jusqu’au 22 janvier 2023.