Zone Critique revient sur le denier texte de Maylis de Kerangal, publié chez Verticales en 2021. Dans Canoës, elle met en scène dans plusieurs récits le thème de la voix, traduisant ce que sont les existences par le biais de sa langue singulière. Par ailleurs, tout en faisant dialoguer texte et images, c’est sa manière de mettre en mots et de restituer ce qui est que l’auteur aborde dans Chromes – et ainsi, sa conception propre de la littérature, du monde.
Le chœur du monde
« J’ai conçu Canoës comme un roman en pièces détachées : une novella centrale (…) et autour, tels des satellites, sept récits. Tous sont connectés, tous se parlent entre eux, et partent d’un même désir : sonder la nature de la voix humaine, sa matérialité, ses pouvoirs, et composer une sorte de monde vocal, empli d’échos, de vibrations, de traces rémanentes. » Ainsi Maylis Kerangal nous présente-t-elle son dernier ouvrage, soulignant l’importance dans ses textes de la narration à la première personne et l’importance des femmes en présence, qui feraient « tribu ».
C’est la parole silencieuse de l’écriture qui crève l’écran de la page. Pourtant, dans Canoës, ce n’est pas une voix seule, celle de l’écrivain devenu narrateur, qui est à l’œuvre.
D’emblée, l’on croit reconnaître cette voix qui émerge du silence comme un flux. Il s’agit de celle que l’auteur travaille par sa langue – une voix possédant une rythmique singulière que marque la juste disposition des mots, une voix subtile où le vocabulaire varié, parfois spécialisé, se fluidifie dans la masse du récit emportant tout. Cette tonalité propre nous capte par son caractère frappant, limpide et subtil faisant saillir l’ensemble. C’est la parole silencieuse de l’écriture qui crève l’écran de la page. Pourtant, dans Canoës, ce n’est pas une voix seule, celle de l’écrivain devenu narrateur, qui est à l’œuvre. Elle se trouve transmuée, fragmentée en diverses voix – récits distincts incarnés par autant de « je » ancrant chaque nouvelle.
La première, « Bivouac », réunit deux thèmes qui seront développés dans le recueil. Nous nous trouvons avec la narratrice dans le cabinet d’une dentiste, occupée à faire un moulage de ses mâchoires. Alors que la bouche de sa patiente se trouve engluée, la professionnelle lui parle d’une mandibule humaine du mésolitihique trouvée dans le quinzième arrondissement de Paris en 2008. Cet indice archéologique atteste la présence de chasseurs-cueilleurs préhistoriques sur les bords de la Seine. « Devant cette mâchoire sans voix, je me suis demandé comment parlaient ces hommes et ces femmes, j’aurais voulu les entendre. » Il s’agit donc ici de prendre empreinte de voix en plusieurs sens : celle des mandibules de la narratrice ; celle du témoignage que portent les ossements anciens retrouvés ; celle enfin que la narratrice transmet de son vécu et qu’elle dépose auprès de nous. Car ce sont bien les moments de vacillement des voix et des vies auxquels s’intéresse ici Maylis de Kerangal, se centrant sur ce que portent les existences. La voix se fait thème concret et mise en abyme de ce qui fait parole, se nichant dans les détails de sa captation et de ses effets.
Le second texte aborde la question de la perception de la voix, la manière dont on s’y identifie, dont on la transforme pour qu’elle puisse être captée par les autres : Zoé, l’amie de la narratrice qui travaille pour la radio, souhaite rendre son ton plus grave parce que cela serait davantage agréable aux oreilles des auditeurs, se rapprochant ainsi de la voix des hommes devenue la norme. « Ce que Zoé appelle sa “voix de chiotte” n’est pas autre chose qu’un timbre clair et vif, une voix au débit vite saccadé, pointue mais capable de s’élever sans stridence – un ruisseau de montagne. Je l’aime cette voix, c’est la sienne. » « Je ne voulais pas que sa voix singe celle d’un homme aux jambes blanches couvertes de piqûres d’insectes, je ne voulais pas que sa voix soit engloutie dans la limaille de fer, que les vibrations de ses minuscules cordes vocales qui signaient sa présence vivante dans le monde relèvent d’une biodiversité menacée – fallait-il assécher tous les ruisseaux de montagne ? »
Une autre nouvelle nous rapporte l’histoire d’une femme repérée par un duo de productrices choisissant des interprètes uniques, glanés parmi la population rencontrée, pour dire et enregistrer un texte particulier, comme on élit avec soin un instrument précisément adapté au morceau composé, possédant sa propre texture à restituer. « (…) il paraît que les Klang écoutent leurs prises au casque des journées entières. Les voix infusent en elles tandis qu’elles couvrent de notes les livres qu’elles aiment, puis répertorient les tessitures dans une base de données (…). Ensuite, collectées dans cet extraordinaire nuancier vocal, les voix se métamorphosent : elles n’ont bientôt plus ni genre ni âge (…), ne sont plus des voix de métiers ou de savoirs, ni même des voix sociales ou géographiques, mais deviennent de pures matières acoustiques (…). » La nouvelle « Un oiseau léger » – d’un enregistrement l’autre – restitue les mots habituels laissés sur un répondeur par une personne disparue. L’existence de ce message enregistré dérange, sa conservation est questionnée en même temps que ce qu’il conserve. Ce thème rejaillissant croise celui des peuples premiers lorsque nous sont décrits des adolescents poussant des cris primaux, le soir de l’obtention de leur baccalauréat. « J[e] (…) n’ai plus écouté Vinz qui racontait autres comment le cri avait été banni de la société, éliminé de nos vies, cantonné en certains lieux (…). L’étrange rituel s’est mis en place quand le feu s’est aminci, dressé à la verticale en une spirale incandescente, de toute beauté : à tour de rôle, chacun s’est écarté dans la nuit puis a resurgi à marche rapide vers les flammes, s’est immobilisé face aux autres et a poussé son hurlement – de frayeur, d’excitation, de désespoir, de colère, de plaisir, appels, abois et vociférations. » Dans un autre texte encore, la voix d’une traductrice vient combler le silence par la déclamation d’un poème, rejointe par d’autres.
La voix comme récipient
La nouvelle centrale du livre, « Mustang », quant à elle, décrit l’arrivée d’une femme au Colorado, avec son fils et entraînée là par son compagnon, un changement de vie comme pour laisser derrière soi les traumatismes. Sont évoqués l’admiration pour la beauté de pierres extraites, sédiments du passé, l’apprentissage de la conduite d’une voiture, une Mustang, superposant par son nom le véhicule motorisé caractéristique des États-Unis et le cheval sauvage d’Amérique, figure topique et filmique de l’Ouest américain (ici au sens d’« états-unien »). Si les variations de la voix de Sam, le compagnon de la narratrice, manifestent un changement prenant la forme d’une dissemblance perturbante, c’est bien ce topique, ce typique répandu par la culture états-unienne exportée qui est mis en avant, et sa non-superposition avec le réel faisant écran, révélant le caractère mythique du récit en présence. « (…) quelque chose ici jouait avec le vrai et le faux, comme si la rue principale de Golden était truquée, fabriquée pour les besoins d’un récit, et comme si l’arche de bienvenue matérialisait la porte d’entrée d’un monde fictif. » « (…) une mine-école creusée sur le Mount Zion (…) exaltait le passé minier de Golden (…) et prenait appui sur ce substrat mythique pour raconter l’éternelle histoire de la civilisation et du progrès, ou comment l’homme blanc s’était rendu maître de la terre, de ses richesses, avait inventé de quoi exploiter sa matière comment il avait imposé son droit, comment et à quel prix : la force, la boue et les colts, la cupidité, la violence ; la destruction des Indiens des Grandes Plaines. ». Cela avant que le personnage-narrateur ne commence à se repérer dans ce nouveau milieu, et ne finisse par se « glisser dans la fable ».
Dans ce recueil, les voix coulent comme des canoës juxtaposés le long des fleuves sonores qui les portent. Pour le signifier, le mot donnant son titre au recueil apparaît ça et là dans les divers textes qui le composent, contrainte d’écriture discrète reliant les textes les uns aux autres. Le thème archéologique s’y combinant parfois peut nous rappeler qu’il s’agit en l’espèce d’examiner les traces et les strates des existences que transporte la voix éclatée – et unie dans son éclatement, constellation d’histoires – de la parole rassemblée. Le texte qui clôt le livre, « Ariane espace », semble porter témoignage de cela : la narratrice écoute le récit peu vraisemblable d’une vieille femme. Ce qui compterait alors, ce serait d’écouter les voix pour ce qu’elles sont et portent. Non pas parce que l’individu exprimerait un point de vue stable sur le réel contre sa subjectivité, mais parce que même les vues défaillantes doivent être entendues pour ce qu’elles témoignent de l’humain, de l’être. Ce que vient corroborer une citation d’Ursula K. Le Guin, placée en épigraphe de « Mustang », à propos de sa « théorie de la Fiction-Panier » – le héros véritable de l’histoire n’est pas dans Canoës ce que l’on entend par ce mot au sens classique ; il s’agit de ce qui contient : « une feuille une calebasse une coquille un filet un sac une écharpe un pot une boîte un contenant. Un réceptacle. Un récipient. » Une voix. Un flux. Ce qui porte vie.
Pratique de l’écriture et champs chromatiques
Le livre se nomme Chromes, comme la variété de couleurs donnant naissance aux images. Souvenirs, commentaires, conceptions personnelles et mise en scène de sa propre image se côtoient et donnent forme à une densité réflexive que vient nourrir l’impeccabilité de l’écriture.
De la voix à l’image, on peut porter attention à la précédente parution de Maylis de Kerangal. Il s’agit d’un court ouvrage paru dans la collection « Diaporama » (les textes qui y paraissent sont issus d’une présentation publique à l’Abbaye d’Ardenne et sollicitent l’exploitation de l’image ainsi qu’une réflexion propre sur la pratique de l’écriture). Le livre se nomme Chromes, comme la variété de couleurs donnant naissance aux images. Souvenirs, commentaires, conceptions personnelles et mise en scène de sa propre image se côtoient et donnent forme à une densité réflexive que vient nourrir l’impeccabilité de l’écriture. C’est une somme brève, si l’on peut dire. Certains thèmes développés ensuite dans Canoës sont déjà signifiés, portent trace d’intérêts personnels. Des conceptions autour du travail de l’écriture sont exprimées : « Écrivant, j’essaie de toucher alors ce qui se manifeste, d’atteindre cette pure extériorité dont je cherche à transcrire l’expérience. Je m’immerge dans une réalité faite de mouvements, de processus, de métamorphoses, où la psychologie des êtres se livre davantage dans leur physiologie, où le travail de la langue entre en résonance avec tout ce qui travaille le livre, de sorte que la description s’impose, se tend, jusqu’à bouleverser la langue. Réactivés, les lexiques oubliés (…), lancés comme des grains de sable dans la bonne vieille machinerie romanesque qu’il s’agit toujours de perturber, de tordre, de gripper, ou mieux encore, de faire dérailler – ils portent un enjeu de précision qui, par une sorte de retournement, désigne l’inépuisable dans la langue, y creuse des trous, des puits de silence, signalant ce qui échoue à être dit, et résiste, indicible. » Plus loin, il est question de l’épuisement du réel que pourtant peut toujours venir renouveler la littérature, la lecture se signifiant comme un « processus infini de réactivation des récits. » Si la fiction trouve ses ressources dans la langue, l’image, c’est-à-dire ce que nous percevons, peut la relancer.
C’est dans ce dialogue entre ce qui est perçu et se restitue (y compris en nous, lecteurs) par le truchement de la voix – des voix qui se confrontent par le biais des mots, permettant de nous réinterpréter au sein du monde – que l’écriture de Maylis de Kerangal se déploie de manière singulière et frappante, nous dévoilant.
De Kerangal, Maylis, Canoës, Verticales, 2021.
De Kerangal, Maylis, Chromes, Éditions de l’IMEC, collection « Diaporama », 2020.