Agamben : du langage le seuil ou le guet de feu

« La vérité est une errance, sans laquelle certains hommes ne pourraient pas vivre. Elle est, ainsi, une forme de vie, cette forme de vie dont certains hommes ne peuvent se passer. Leur forme-de-vie est, en ce sens, une errance pour la vérité, qui les constitue comme témoins. »

Giorgio Agamben

Zone Critique revient sur Quand la maison brûle, de Giorgio Agamben. L’ouvrage, publié dans la collection Bibliothèque, chez Payot-Rivages, dans une traduction de Léo Texier, reprend quatre textes du grand philosophe italien, où il est tour à tour question de péril, de seuil, de passage et de vérité.

Langage et politique : vers la ruine

Texte sans doute le plus politique, texte qui ouvre l’ensemble de l’ouvrage et donne son titre au livre, « Quand la maison brûle » reprend et actualise des réflexions déjà engagées de longue date par l’auteur. Des propos sur la nudité, le masque social et la persona aux propos sur la vérité en lutte contre les lumières du temps et, en filigrane, le brillant « Qu’est-ce que le contemporain ? », « Quand la maison brûle » poursuit la démonstration d’une politique aux prises avec l’histoire – d’une politique contre l’histoire – et dans la recherche de sa propre mue autoritaire, à laquelle opposer le geste de la pensée (philosophie) et le geste du langage (poésie).

Agamben ouvre son propos sur un constat implacable qui, s’il a le mérite de prendre de la hauteur quant à la collapsologie ambiante, se refuse à une cécité béate tout en rappelant que le drame est un drame du construit plus qu’un drame jaillissant ex nihilo d’une tragédie indépassable. « Qu’une civilisation – une barbarie – sombre pour ne pas se relever, cela est déjà survenu et les historiens sont habitués à marquer et dater les ruptures et les naufrages. Mais comment témoigner d’un monde qui va vers sa ruine les yeux bandés et le visage couvert, d’une république qui s’effondre sans lucidité ni fierté, dans l’abjection et la peur ? Leur aveuglement est d’autant plus désespéré que les naufragés prétendent gouverner leur propre naufrage, ils jurent que tout peut être tenu techniquement sous contrôle, qu’il n’y a besoin ni d’un nouveau dieu ni d’un nouveau ciel – mais seulement d’interdits, d’experts et de médecins. Panique et escroquerie. »

Là où brûle le feu. Parce que le feu est celui d’un pouvoir – là, la politique contre le politique – qui cherche et creuse son propre renouvellement, sa propre survie, la cohérence absurde de son propre entêtement. Un état donc où le primat de la politique sur le politique, asservit l’histoire à sa propre fin, détourne la performativité émancipatrice du langage et perpétue son propre aveuglement

Ce qui s’effondre, ne serait donc pas le monde mais le commun, ou du moins la capacité du politique – contre la politique – à faire commun et cité, à faire maison. Là où brûle le feu. Parce que le feu est celui d’un pouvoir – là, la politique contre le politique – qui cherche et creuse son propre renouvellement, sa propre survie, la cohérence absurde de son propre entêtement. Un état donc où le primat de la politique sur le politique, asservit l’histoire à sa propre fin, détourne la performativité émancipatrice du langage et perpétue son propre aveuglement, c’est en ce sens d’ailleurs que l’auteur rappelle combien « [nous] séparer de notre passé est la première des ressources du pouvoir », non pas au sens du roman national mais dans la perspective d’une histoire commune, refuge et foyer, maison désormais en flamme, où jouir de la ruine. « Il en va comme si le pouvoir cherchait à s’emparer à tout prix de la vie nue qu’il a produite, et que cependant, […] il s’efforce de se l’approprier et de la contrôler par tous les dispositifs imaginables […]. »

Visage et langage : nudité de seuil

C’est qu’il faudrait toujours opposer une parole, geste de la philosophie et de la poésie, geste du salut également ouvrant et œuvrant à une émancipation de soi et donc des autres : retour au politique comme moteur du collectif, retour au visage comme moteur de l’humanité individuelle.

Là où s’établit l’économie globale de l’œuvre, c’est évidemment dans la communication qui s’opère entre les différents textes. Si le premier pose la critique politique et ouvre à une réflexion synthétique, les trois autres déploient des ramifications fécondes avec l’ensemble de l’œuvre d’Agamben. C’est qu’il faudrait toujours opposer une parole, geste de la philosophie et de la poésie, geste du salut également ouvrant et œuvrant à une émancipation de soi et donc des autres : retour au politique comme moteur du collectif, retour au visage comme moteur de l’humanité individuelle. « Quand pensée et langage se séparent, nous croyons pouvoir parler en oubliant que nous parlons. Poésie et philosophie, quand elles disent quelque chose, n’oublient pas qu’elles sont en train de le dire ; elles se souviennent du langage. Si nous nous souvenons du langage, si nous n’oublions pas que nous pouvons parler, alors nous sommes plus libres, nous ne sommes plus contraints par les choses et les règles. Le langage n’est pas un instrument, il est notre visage, l’ouvert dans lequel nous sommes. » C’est par le langage que je demeure dans l’ouvert, que je mets en jeu mon visage : « il expose et communique. Pour cette raison, le visage est lieu de la politique. Notre temps impolitique ne veut pas voir son propre visage, il le tient à distance, le masque et le couvre. Il ne doit plus y avoir de visage, mais seulement des nombres et des chiffres. Même le tyran est sans visage. » Et si le tyran est sans visage c’est bien que ma parole me donne un visage, ouvre au Contre’un cher à La Boétie.

Dès lors, celui qui s’ouvre par le langage, ouvre dans le même temps, communique et déploie. Il oppose au seuil de la ruine le seuil du multiple. De même que, dans le mesure où le seuil est loi – Agamben le rappelle dans « La porte et le seuil »  – il participe d’une cartographie du collectif, éclaire. Et la loi, si elle pose l’interdit, ouvre surtout à son dépassement, à l’interrogation de sa limite comme de sa légitimité : « La loi est la porte-clôture qui interdit ou permet le passage des actions à travers les seuils qui articulent les rapports entre les hommes. » Puisqu’il s’agit bien de préserver de l’embrasement la maison, puisqu’il s’agit bien de perpétuer le passage de ce que nous sommes à ce que nous serons. Et là d’envisager le seuil comme un devenir et un événement – celui du passage – ou la rencontre d’une intériorité et d’une extériorité, d’une individualité et de l’histoire, d’un sujet et d’un collectif. « Et, par l’arrêt de la pensée sur ce seuil, quelque chose comme un dehors, un espace de liberté devient possible. »

Charon poète-prophète

Parce que l’on pourrait considérer celui qui passe comme celui qui transmet, ou celui qui témoigne. Si je me tiens au seuil, si je me tiens dans le devenir d’un espace de seuil, je suis aussi – du moins c’est le pari que l’on fera – le fameux contemporain identifié ailleurs par Agamben. Le contemporain, rappelons-le, est celui qui voit dans les obscurités de l’époque, à la fois poète, à la fois Charon, à la fois médium. Et la « Leçon dans les ténèbres » semble se diriger dans cette perspective lorsqu’elle évoque la figure du prophète et surtout son rapport à la parole : une parole que l’on entend pas. Comme celui qui demeure d’une parole de vérité dans la maison qui brûle. « L’efficace de sa parole est, à vrai dire, précisément fonction du fait qu’elle reste inaudible, de ce qu’elle est de quelque façon incomprise. Prophétique est, en ce sens, la parole enfantine qui s’adresse à quelqu’un qui par définition ne pourra pas l’écouter. Et c’est précisément la coprésence nécessaire de ces deux éléments – l’urgence de l’apostrophe et son inanité – qui définit la prophétie. » Et la métaphore de l’enfant n’est pas anodine dans la mesure où elle situe le poète comme celui qui, dans l’espace du seuil, aura transgressé la loi et la culture, se sera défait de l’injonction construite et formulée pour se diriger vers une vérité non plus indicible mais intolérable.  Elle est la parole qui démasque sous la lumière éblouissante les points construits de la catastrophe, le systématisme du devenir-ruine : « Ne peut dire la vérité que celui qui n’a aucune chance d’être entendu, celui qui parle depuis une maison qui tout autour de lui se trouve impitoyablement consumée par les flammes. »

Le prophète comme le poète, celui qui déchire par son langage la fiction du langage, déconstruit par son langage l’illusion systémique pour remettre l’obscurité dans la facticité des lumières : il se fait contemporain du réel. 

Le prophète, entendu dans un sens plus large que celui qui porte une parole divine, déchire par son langage la fiction du langage, déconstruit par son langage l’illusion systémique pour remettre l’obscurité dans la facticité des lumières : il se fait contemporain du réel. Il est « [celui] qui accomplit cette expérience de la parole, celui qui est, en cela, poète et non seulement lecteur de sa propre parole, en décèle la signature dans tout fait, même le plus minime, et en témoigne dans tout événement et en toute circonstance, sans arrogance ni emphase, comme s’il percevait avec clarté que tout ce qui lui arrive, saisi à la mesure de l’annonce, dépose toute altérité et tout pouvoir, lui devient plus intime et, dans le même temps, plus lointain. » Il porte témoignage d’une vérité. Se fait témoin donc : « Témoin est celui qui parle uniquement au nom d’une impossibilité à dire. »

Le poète est « le témoin par excellence », ersatz du prophète, figure au coeur des flammes, le même qui érige le langage jusqu’à sa fin ultime, qui le dépèce pour le rendre à sa pureté de néant. Il pousse la parole jusqu’à la « vérité du témoignage » comme aboutissement, « vérité ultime ». De fait, le témoignage s’oppose à la mémoire – la complète – dans la mesure où il ne rend pas le discours et le l’histoire mais bien le silence. Il témoigne par le langage, mais d’un langage qui abandonne le discursif, « amant des mots. Des mots, cependant, non en tant qu’assertions : en tant que gestes. »

Et alors, s’il ouvre au contemporain en souillant ses lumières – parce qu’ils les dévoilent comme factices, parce qu’ils prophétisent la ruine qu’elles portent en elles – il désigne les seuils, et témoigne de l’infinité des silences, enfants de l’obscurité. Alors, il « ne dit rien, mais appelle ; il continue avec insistance à appeler et c’est la ténacité de cette apostrophe vide de sens qui constitue son unique et incontournable autorité. » Il fait de la parole une vérité, il rend au langage son geste souverain, énonce et appelle au coeur de la maison qui brûle un langage sacrifié et épiphanique.

  • Agamben, Quand la maison brûle, Editions Payot et Rivages, 2021

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