Une rencontre organisée à la cave Le Bourgogne, à Paris, accompagnée de plusieurs bouteilles de vin, le 12 mars 2025.

Victor Dumiot : Cher Matthieu, trinquons à ton nouveau roman, Descente à Bahia, paru en janvier aux éditions Gallimard. C’est une très grande réussite. Pourrais-tu me raconter la genèse de ce livre, d’un genre singulier ?
Matthieu Peck : Cela a commencé dans un coin d’atelier de Pol Taburet, à Paris. J’y passais assez souvent, et nous avions déjà émis le souhait de partager un moment de vie loin de nos habitudes parisiennes et du tumulte de la ville. Lorsqu’une fondation brésilienne a invité Pol pour deux mois, il m’a proposé de le rejoindre. C’était l’occasion parfaite de confronter notre amitié à cette solitude à deux…
Victor Dumiot : Une solitude partagée…
Matthieu Peck : Oui, et parfois même empoisonnée par le sentiment de proximité permanente. L’atelier est un endroit sensible, où une simple présence peut changer votre rapport au travail – il est impossible d’y être complètement discret, mais on peut se taire. Nous voulions explorer ce silence, essentiel selon moi à toute relation profonde, qu’elle soit amicale ou amoureuse. L’art de savoir se taire pour aimer, comme pour observer.
Victor Dumiot : À quel moment as-tu compris que ce voyage deviendrait un livre ?
Matthieu Peck : Très tardivement. L’expérience elle-même a pris le pas sur l’intention initiale, qui était de réaliser un texte de catalogue pour son exposition de peinture. Mais la richesse des sensations, des paysages, du processus créatif observés quotidiennement, m’ont bouleversé. Avant d’écrire ce livre, pour être honnête, j’avais une profonde réticence à l’égard de la littérature de « voyage ».
Victor Dumiot : Pourquoi ?
Matthieu Peck : Parce qu’elle me semblait un peu artificielle… À quoi bon aller au bout du monde pour écrire ? Toutefois, cette expérience m’a contredit. Quand je suis rentré en France après trois semaines, j’ai su qu’il fallait écrire sur cette découverte d’un double monde nouveau : le territoire de Bahia, autant que celui de la peinture de Pol, qui s’aventurait alors progressivement vers de nouvelles palettes.
Victor Dumiot : Le plus difficile, avec le voyage, c’est de parvenir à le digérer… Tout nous vient trop vite, en trop grande quantité.
Matthieu Peck : C’est vrai. Il y a trop de choses à capter dans un laps de temps défini. Le voyage, c’est l’hédonisme, c’est aussi une forme de liberté évidente, mais j’ai toujours préféré le temps long, le « statique », si l’on peut dire. Partir plusieurs mois au même endroit m’apparait plus propice à cette « digestion » dont tu parles. Les choses se révèlent lentement. Cette fois, ce fut différent – un assaut de sensations.
Victor Dumiot : Pourquoi avoir choisi de l’écrire comme roman, avec l’utilisation d’un pseudonyme pour ton narrateur, et non comme un récit ?
Matthieu Peck : Par pudeur essentiellement. La forme du récit impose une vérité trop frontale, presque rigide. Tandis que le roman offre une liberté précieuse, celle d’entretenir volontairement un certain flou entre réalité et fiction. J’aime cette incertitude qu’entretient la forme romanesque. Le plaisir d’avancer un peu masqué, d’entraîner le lecteur dans un labyrinthe sans qu’il sache si telle scène d’ivresse, si telle rencontre, si tel ou tel personnages ont réellement existés. Est-ce que j’en rajoute un peu ? Après tout, quelle différence ? C’est une manière de jouer avec le réel, tout en approchant de très près les sensations vécues.
Victor Dumiot : Au fond, le roman est le véhicule le mieux adapté pour explorer nos profondeurs ? C’est la forme qui résiste le mieux aux gouffres humains.
Matthieu Peck : Surtout, le récit suppose selon moi une grande maîtrise des faits, parce qu’on doit être dans la recherche de véracité. Moi, j’avais envie de tordre, un peu, le réel. Par exemple, j’ai fait le choix de décrire la ville de Salvador de Bahia d’une manière assez sombre, à partir de lieux couverts, comme les marchés, les rues étroites, les immeubles vétustes… Parce que c’est ainsi que je l’ai vécue, mais je sais qu’un autre Bahia existe. Avec le peintre, nous étions intéressés par la noirceur avant tout, c’est-à-dire par ce qui vit sous les choses.
Victor Dumiot : C’est assez troublant d’ailleurs. Contrairement à tes précédents romans, on a le sentiment que le jour a dévoré la nuit. Justement, ton roman s’ouvre sur une grande scène d’ivresse, assez solaire. Qu’est-ce que cette ivresse dit de Pol, et de vous deux, au moment où vous vous retrouvez ?
Matthieu Peck : Nous avons basculé directement dans quelque chose d’excessif. Une ivresse puissante, qui donnera le ton du voyage. Avant tout, elle raconte une chose simple, honnête, qui est notre joie d’alors, la joie des retrouvailles – ce plaisir obscur de se retrouver de l’autre côté du monde. À ce moment-là, le peintre est en pleine forme, et moi, je sors épuisé après un vol long-courrier où je n’ai pas réussi à fermer l’œil à cause de ma trouille de l’avion.
Victor Dumiot : Donc, vous sautez dans le « cercueil » !
Matthieu Peck : Exactement – sur le ton de l’humour bien sûr. Les « cercueils », ce sont les pintes de caïpirinha, qui créent comme une sorte de désamorçage, d’entrée dans le vif du sujet. Nous buvons tout l’après-midi, mais déjà la discussion s’installe et nous allons vers le travail à venir avec une sorte d’appréhension – en tout cas de mon côté. Je n’avais jamais vraiment écrit sur la peinture, sinon de courts textes, mais il s’agissait pour l’instant d’autre chose – d’amitié. Ce moment, j’ai voulu l’écrire tel qu’il fût, sans tricher. C’était clair : nous étions ensemble pour affronter quelque chose, pour repousser certaines limites.
Victor Dumiot : J’ai toujours pensé que l’ivresse était un moyen d’égaliser les hommes. Ou plutôt, de les mettre en face à face.
Matthieu Peck : Il y a quelque chose en elle de primordial car elle est par définition déraisonnable. Dans cette scène, elle laisse sourdre une forme de folie, canalisée, mais expansive. Et j’ai beaucoup de respect pour cela : être sérieux dans sa démarche artistique, tout en laissant la folie, la joie, ou l’excès surgir. Je pense qu’il faut savoir se perdre, d’une façon ou d’une autre, pour voir ce qui apparaît. Bien sûr, le travail qui vient par la suite est toujours sobre. J’ai souvent cité ce maxime de La Rochefoucauld qui résume parfaitement cela : « Qui vit sans folie n’est pas si sage qu’il croit. »
Victor Dumiot : Après ces « fêtes », tu décris un retour à une forme de vie monacale, celle de l’atelier. J’ai été fasciné par ce contraste, cet espèce de déséquilibre constant, qui offre une sorte de paix, peut-être par l’épuisement nerveux, propice à la création. Peux-tu me décrire tes premières sensations, en voyant Pol travailler à Bahia ?
Matthieu Peck : C’est vrai qu’on passe d’un excès à un autre : d’une fête à la contemplation d’un atelier silencieux. Pol me faisait confiance, j’étais donc libre de l’observer dans quasiment toutes les étapes de son travail. Ce qui m’a frappé, c’est sa manière de peindre à l’horizontale, dans une posture très physique. Le corps est entier plongé dans la création : muscles tendus, gestes amples, traces de peinture partout. C’est un constat classique qui est pourtant vrai : pour celui qui écrit, cette lutte avec la toile, où l’erreur peut devenir partie intégrante du processus, est fascinante.
Victor Dumiot : Ces scènes m’ont rappelé un court-métrage de Clouzot, filmant Picasso dans son atelier. C’est un drôle de film, assez déceptif, qui raconte plutôt l’impossibilité de saisir le geste créateur. Ou, si l’on va un peu plus loin, qui souligne combien la création suppose avant tout de se tromper. Comme dans l’écriture, nous sommes moins des écrivains, que des récrivains. Ce qui m’a frappé, dans ton cas, c’est que tu décris le peintre presque comme un animal dans son milieu naturel, dans son territoire secret. Tu parles des ongles qui grattent, de la salissure… Et on dirait que cela te fascine.
Matthieu Peck : Oui, c’est complètement animal. Je vois le peintre comme un corps en tension qui se débat avec lui-même. J’ai toujours été intrigué par cette implication totale, physique, dans la peinture. À l’écrit, on peut aussi se sentir dépossédé de son corps, perdu dans une structure mentale, alors que le peintre évolue dans un monde de gestes concrets parallèlement à son idée. Les ongles sales, les pantalons tachés… L’art vous submerge. J’y vois quelque chose de presque érotique, parce qu’il n’y a plus de coquetterie ou de distance.
Victor Dumiot : Un érotisme du sale et de la matière… D’ailleurs, tu décris la peinture presque comme une souillure…
Matthieu Peck : Absolument, j’aime l’idée que la création « salit » l’artiste, qu’il y a forcément des traces. L’artiste est recouvert de peinture : ses ongles, ses vêtements, c’est comme si l’œuvre déteignait sur lui, littéralement. J’y vois une sorte de vérité : tu ne ressors pas indemne de ce que tu crées.
Victor Dumiot : Ton livre parle aussi du paysage de Bahia, d’un délabrement qui t’attire. On a l’impression que tu adoptes un regard de peintre, en te focalisant sur les couleurs, les textures…
Matthieu Peck : J’ai été frappé par cet univers urbain parfois très abîmé. J’aime le côté « bâtiment qui tient encore debout on ne sait comment », cette architecture qui semble défier l’ordre urbain et l’hygiénisme imposés. J’ai voulu retranscrire ce chaos visuel, ce choc sensoriel. Il me semble que l’essence d’un lieu réside davantage dans la façon dont il tombe en ruine, plutôt que dans sa salubrité.
Victor Dumiot : Ce qui est intéressant, c’est que vous n’avez pas cherché la vision touristique de Bahia. Tu dis même l’avoir écartée.
Matthieu Peck : Exactement. Nous n’étions pas là pour les cartes postales. On a vite vu la plage, mais on s’est surtout plongés dans une obscurité qui, je crois, intéressait autant Pol que moi. J’ai découvert une part sombre chez lui, qui m’a vraiment surpris et touché. C’est là qu’on perçoit la vision profonde de quelqu’un, au-delà du simple séjour dépaysant.
Victor Dumiot : Tu évites très bien tous les écueils du récit de voyage : ce n’est pas une affaire d’exotisme, ce n’est pas non plus une affaire de corps objectivés – notamment, de corps de femme. Tu n’es pas Nerval découvrant l’Orient…
Matthieu Peck : C’était un défi. Je n’aime pas les poncifs du genre : « Le lointain, la découverte, l’exotisme… » Je voulais éviter cette naïveté. Il y a forcément un regard subjectif d’Européen, de Parisien, qui découvre un autre territoire – une autre culture. J’assume ce point de vue sans en faire un émerveillement béat. J’ai voulu toucher à une sorte d’honnêteté qui, au moment de l’écrire, me semblait sans artifices.
Victor Dumiot : C’est presque un anti-récit de voyage, en ce sens. Il y a cette scène très impressionnante, celle où tu « visites » le marché… Et l’on ressent ton angoisse face à une atmosphère, des regards, des attitudes assez menaçants. Le voyage, c’est aussi une manière d’avoir peur.
Matthieu Peck : La scène du marché est l’un des points culminants du livre – une sorte de vortex. Pol adorait cet endroit, il y avait vécu une sorte d’épiphanie artistique. Moi, j’étais perdu, dans le plus beau sens du terme, car je n’avais jamais projeté me retrouver dans un tel endroit. Lui s’y était déjà plus ou moins habitué, il était fascinant de voir comment il se réappropriait cet espace – un tel chaos.
Victor Dumiot : Paradoxalement, ton roman, qui devrait être un livre d’atelier, un peu immobile, est avant tout une affaire de mouvement. Le titre annonce la couleur, avec cette idée de descente…
Matthieu Peck : Oui, c’est vrai. La peinture m’inspire le mouvement. Pol me disait qu’il déteste les œuvres immobiles, celles où l’on voit trop l’intention, où il n’y a pas la place pour l’erreur. Il recouvre ce qui lui semble trop bien fait, pour garder une marge d’incertitude. Notre séjour était sur cette même longueur d’ondes : beaucoup d’errances, mais aussi des discussions sur le travail, sur l’essence même de la création.
Victor Dumiot : On ressent parfois une sorte de jalousie à l’égard du peintre, du fait que son geste créateur implique la tête et le corps. Mais ton roman démontre combien l’écriture est avant tout un acte corporel. La première matière, pour ainsi dire, sur laquelle s’écrivent tes phrases, c’est ta peau, non ?
Matthieu Peck : Certains pourraient croire que l’écriture est purement cérébrale, mais je pense qu’il y a un ancrage corporel, sensoriel. Simplement, il est moins visible, moins spectaculaire que chez le peintre. Je voulais la faire transparaître dans le texte, souligner que la littérature, elle aussi, passe avant tout par la chair.
Victor Dumiot : Pour moi, c’est un grand livre qui réhabilite le geste naïf, c’est-à-dire l’observation naïve et amicale, qui reste néanmoins une observation d’écrivain. Quel est ce mystère du geste créateur ? D’ailleurs, ton livre est aussi une réflexion sur l’écriture : tu t’interroges sans cesse sur ce que cela signifie d’écrire. Il y a des définitions absolument merveilleuses. J’en viens à une question qui me taraude : tu parles souvent d’abandon, et dans ta définition de l’art, tu évoques la chute, le fait de tomber, ce qui descend de la vallée. Quel est ton rapport à l’abandon ?
Matthieu Peck : L’abandon peut se définir de différentes façons, selon ce qu’on entend par là. Il consiste simplement à accepter pleinement la réalité dans laquelle on est convié. Dans ce livre, je me sentais invité dans un moment, un segment de vie radicalement singulier, et pas seulement précipité dedans par hasard. Ça ne voulait pas dire qu’il fallait que tout soit sublime ou beau. Au contraire, cette idée m’angoisse. On me conviait à un endroit, et j’avais envie de prendre ce qui venait, sans forcément chercher à le sublimer à tout prix. L’abandon ne véhicule aucune vérité unique – c’est un état qui se nourrit aussi bien de l’hostilité que de la paix.
À mes yeux, c’est donc lié au fait de ne pas imposer une lecture figée du réel. Nous avons tous évidemment un vécu qui façonne notre manière de voir. Il s’agit d’accepter la contradiction. Ce que j’essaie de faire dans le livre n’est pas d’imposer une vision, mais de soutenir la mienne et de tenter de saisir un instant. Il ne s’agit pas d’un abandon par contrainte.
Victor Dumiot : Qu’entends-tu exactement par « abandon par contrainte » ?
Matthieu Peck : Je pense à ce moment où la réalité nous submerge au point de prendre le dessus sur tout, où elle nous écrase et génère en nous une sorte de sentiment d’impuissance que chacun connaît.
Victor Dumiot : Une sorte de déserteur…
Matthieu Peck : Il y a là un aspect du déserteur, on est vaincus. Et puis, pour ma part, je ne considère pas l’œuvre comme un absolu qui dominerait tout.
Victor Dumiot : Pourtant, on sent bien que tu serais prêt à sacrifier beaucoup de choses pour ton œuvre.
Matthieu Peck : C’est précisément la question. Je suis en effet capable de faire des sacrifices, comme beaucoup, je pense – chacun en fait à son échelle. Dans mon travail, l’abandon est un thème récurrent. J’en parlais dans un précédent livre, Déjà les mouches, qui traitait de cette notion, mais par son aspect toxique. L’abandon prend souvent la forme d’un mensonge à soi-même : on se raconte des histoires, on se persuade de certaines choses pour continuer. C’est un autre abandon, celui de soi-même, lorsqu’on se résigne à une situation qui ne nous correspond pas, que ce soit un poste salarié ou tout autre engagement subi. Dans la société actuelle, on se ment facilement à soi-même pour être aimé, pour remplir un rôle. Cet abandon-là, qui consiste à nier ce que l’on est ou veut vraiment, me semble profondément effrayant.
Victor Dumiot : Un autre motif est omniprésent dans Descente à Bahia, celui de la chute. Tu donnes même cette définition de l’art comme « une élaboration du naufrage et de la chute ».
Matthieu Peck : Je m’interroge beaucoup sur le fait de « tomber », au sens symbolique ou réel. Tomber, c’est accepter de se casser la figure, de ne pas être dans la maîtrise. J’aime que ce livre n’ait pas la prétention d’expliquer la peinture, mais plutôt de capter un moment de vie. C’est un texte sur la relation humaine et l’acte de création. Sur ce que signifie être témoin de quelqu’un qui se réfugie en lui, tout en tentant d’en sauver soi-même quelque chose. Je n’ai pas voulu faire un traité sur l’art. J’ai voulu fixer sur le papier les atmosphères et les sensations, avant tout.
Victor Dumiot : Dans les dernières pages, tu écris : « N’est-ce pas formidable, au fond, l’endroit où meurent les euphories et naissent les mémoires ? » C’est une phrase puissante. Peux-tu l’expliquer ?
Matthieu Peck : Cette phrase pose la question de ce qui fait mémoire, de ce que l’on retient d’un moment vécu intensément. Il y a une sorte de fatalité ouverte ici. Ce moment précis où l’euphorie disparaît pour devenir souvenir. C’est le lieu où la vie s’écrit véritablement, entre ce que l’on croit devoir retenir et ce qui, finalement, s’inscrit malgré nous. Ce livre, au fond, interroge ce mystère essentiel : de quoi se souvient-on vraiment, et pourquoi ?
- Descente à Bahia, Matthieu Peck, Éditions Gallimard, janvier 2025.
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