Déjà : coïncidences du sensible

Le Collectif Krumple nous avait déjà ébloui·es avec le fabuleux spectacle Yokaï – Remède au désespoir, présenté au Théâtre du Girasole à l’été 2018. La troupe franco-norvégienne revient cette année au Festival d’Avignon avec Déjà, présenté à La Manufacture. Ce spectacle de théâtre visuel, librement inspiré du roman graphique Ici de l’auteur américain Richard McGuire, dresse avec brio le portrait d’une humanité par la collection de fragments de vie, éphémères mais sensibles, des habitant·es successif·ves d’un même appartement. Un voyage dans le temps intense et délicieux, tout en performance physique et en superpositions magiques.

 

Saisissements fragmentés

Plus qu’un appartement, c’est l’histoire d’un endroit traversé par l’émotion.

Un salon, une cheminée, une fenêtre et quelques meubles témoins de leurs époques respectives. Le personnage principal de Déjà est un appartement : on y attrape subrepticement des bribes de quotidien d’hommes et de femmes de 2005, 1930, 1892, 2017, 1975, -10 071 ou encore 2103. Plus qu’un appartement, c’est l’histoire d’un endroit traversé par de l’émotion : il y a des peines et des joies, des premiers baisers, des disputes, des meurtres, des anniversaires, des pertes de mémoire, des arbres qui poussent, des fantômes qui rôdent et des dinosaures affamés. Quelques mètres carrés, quelque part sur la Terre, où des générations d’êtres vivants ont posé leurs valises.

Les cinq membres du collectif Krumple livrent une performance époustouflante : ils et elles interprètent chacun·e une multitude de personnages dont on ne connaît pas toujours les noms, mais qui ont le goût du vrai. Ils sont des fantômes, des traces d’un passé ou d’un futur, ils sont tout le monde et personne à la fois. Malgré la fugacité de leurs apparitions, ils sont tous traversés par l’émotion et la justesse. À travers une phrase, un geste, une manière de se déplacer ou de saisir un objet, les cinq comédien·nes incarnent des étincelles de présences, qui complètent à chaque fois cette « archéologie de l’éphémère ».

Les présences indicielles et pourtant expressives de ces personnages se répondent pour créer des coïncidences poétiques.

Toute la beauté du spectacle réside dans la cohabitation accidentelle de ces personnages : la femme au foyer de 1957, le majordome de 1894, le hippie de 1975, la chanteuse lyrique de 1883, l’adolescent de 2027… Les cinq interprètes passent leur temps à se frôler, à chaque fois sur le point de changer d’époque et de briser la linéarité du temps. Les présences indicielles et pourtant expressives de ces personnages se répondent pour créer des coïncidences poétiques, atteignant à chaque fois une émotion toute en justesse.

Le réel en écho

Les effets magiques sont d’autant plus intenses et bouleversants que tout se déroule à vue.

Déjà agit comme un stimulateur d’imaginaire : c’est à nous de retisser les fils du temps, grâce à l’assortiment de micro-drames dont nous sommes témoins. Pour résoudre ce jeu de pistes, chaque élément a son importance : avec une grande ingéniosité, les interprètes utilisent objets, costumes et perruques dont la quantité semble infinie mais jamais superflue. Ils et elles manipulent ces indices avec une agilité proche de la prestidigitation, tout en nous emmenant dans les coulisses de la création de ces images : tout se construit sous nos yeux, dans cet étrange bazar organisé qui entoure l’appartement.

© Raphael Frisenvænge Solholm

Les effets magiques sont d’autant plus intenses et bouleversants que tout se déroule à vue. Virtuoses, les interprètes arrivent à ne rien nous cacher mais à nous éblouir quand même. Ces courts mais récurrents instants d’illusion permettent de faire un pied de nez au réel et à l’ordre connu des choses, dans lequel semblent pris tous ces personnages de l’éphémère. Le temps passe irrémédiablement, et pourtant les cigarettes ne se consument pas. Il y a des petites brèches dans cette folle course temporelle, des moments suspendus où le réel se déforme. Le collectif Krumple s’y glisse avec finesse.

Le théâtre physique du Collectif Krumple s’accompagne de nombreux autres matériaux d’altération du réel : la création sonore, la magie, la marionnette et même la projection vidéo.

La création sonore, signée CS Sørensen, accompagne ces voyages temporels avec habileté. Elle nous emmène dans un endroit de l’étrange, au carrefour de toutes ces temporalités et leurs musicalités caractéristiques. Elle est d’ailleurs matérialisée par une étrange et imposante machine, à la fois tourne-disque et console de son, référente des interprètes qui viennent y moduler la création sonore en actionnant de nombreux boutons ou en utilisant des micros. Le théâtre physique du Collectif Krumple s’accompagne donc de nombreux autres matériaux d’altération du réel : la création sonore, la magie, la marionnette et même la projection vidéo, fugace mais terrifiant présage de fin du monde, qui laisse le coeur tendu entre violence et poésie de la finitude.

Pour raconter la fin des temps, il faut se rappeler de tout ce qu’il y a eu avant. Mais Déjà ne cède pas à l’impuissance : les interprètes du Collectif Krumple se font plutôt archivistes de l’émotion, et de tous les mouvements qui ont toujours traversé les coeurs d’humains, de fantômes et de dinosaures. Déjà est une sauvegarde poétique du monde, irrésistiblement drôle, magique et bouleversante.

  • Déjà, conçu et interprété par le Collectif Krumple (Jo Even Bjørke, Oda Kirkebø Nyfløtt, François Lecomte (en alternance), Léna Rondé, David Tholander, Vincent Vernerie), jusqu’au 24 juillet 2023 à La Manufacture d’Avignon (Festival Off).

Crédit photo : © Antero Hein


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