À seulement 24 ans, De son sang est déjà le troisième roman de Capucine Delattre. Tandis que ses précédents ouvrages étaient directement inspirés de sa propre expérience de jeune femme dans la société française contemporaine, cette nouvelle parution est une fiction. Pourtant, la jeune responsable éditoriale y a conservé le propre de ses écrits : une critique sociale du monde dans lequel elle évolue. Elle nous emporte donc dans un roman qui traite aussi bien du mal-être psychologique que des normes patriarcales qui enferment les femmes dans un rôle de mère qu’elles finissent par accepter par dépit. Jusqu’où ces mères forcées d’entrer dans un moule préconçu peuvent-elles aller lorsqu’elles se rendent compte qu’il n’est pas fait pour elles ?

Cinq ans après la naissance de son fils, deux ans après son divorce, Sabine n’en peut plus. Elle ne voit son fils qu’un week-end sur deux et pourtant c’est déjà trop. Leur relation se dégrade à vue d’œil, le petit garçon ne mange plus, ne parle pas, évite autant qu’il peut la présence maternelle. Pour cause, il ressent un manque d’amour de la part de Sabine qui, depuis la naissance de Téo n’est qu’une coquille vide. « Nos Week-ends communs ont la température d’un musée désert. Téo ne m’est guère plus familier qu’un neveu, et me parle comme un élève à son professeur. »
La maternité, un devoir de femme
Sabine n’a jamais voulu avoir d’enfant. Aussi loin qu’elle se souvienne, cette idée la rendait indifférente. Pourtant, une fois mariée, son horloge biologique est devenue le centre de toutes les discussions. À force, elle s’est a fini par souhaiter cet enfant, non pas pour l’enfant, mais bien pour la position sociale que cela lui offrirait.
« Bientôt, personne ne brûlait autant que moi de voir la deuxième bande du test devenir bleue. Mais ce n’était pas un désir d’être mère qui m’animait. Je ne voulais pas d’un enfant, je voulais réussir.
Qu’on me félicite. »
En disant cela, l’autrice met en exergue l’importance sociale pour les femmes d’avoir des enfants, comme si elles n’étaient entièrement femmes, entièrement reconnues, qu’une fois devenues mères. La maternité apparaît donc comme un devoir à accomplir, une course au bout de laquelle elles reçoivent la validation de celles et ceux qui les entourent. Malheureusement, cette course ne se termine pas à la naissance de l’enfant, il faut ensuite répondre aux attentes inatteignables de la société.
À travers le regard de Sabine, l’autrice illustre le poids qui pèse sur les mères, contraintes d’être présentes sans surprotéger, de jongler entre travail et maternité, de préserver une vie en dehors de la famille, tout en la plaçant pourtant au centre de leurs priorités.
« Que je n’aime pas mon fils, soit. Mais que je refuse de m’en cacher, on ne me le pardonne pas.
– Je te jure, elle m’a même dit “vous savez, après tout, maintenant, je passe plus de temps avec lui que vous…!”
– On nage en plein délire là !
Le visage de Lydia palpite. Enfin, elle déborde. Ça me plaît.
– Moi, on m’a dit que j’étais trop présente dans la vie de Samuel, que je le surcouvais…
– On est perdantes dans tous les cas. »
La marginalité de Sabine agit comme une porte ouverte sur la parole pour les autres femmes qui, elles, ont réussi à se contorsionner pour entrer dans le moule créé par la société. Elles s’autorisent alors à partager leurs craintes, leurs difficultés, leur épuisement. Il n’est pas possible pour une femme d’être une « bonne mère », cela relève de l’impossibilité tant les attentes sont multiples et contradictoires.
Une anti-héroïne peut-être trop extrême
Face à ces obligations, le personnage de Sabine peut parfois paraître trop pessimiste, au point de rendre empathie ou sympathie envers elle impossibles. Jusqu’aux dernières lignes du livre, la protagoniste s’oppose à ce qui est attendu d’elle, mais également à ce qui est attendu d’un.e être humain doué.e de sentiments : tout semble l’excéder, tout semble la fatiguer. Tant de temps passé dans la solitude aux marges d’une société qui ne la comprend pas, l’a transformée en « monstre » et l’a persuadée qu’il vaut mieux qu’elle en soit écartée à jamais.
Ce choix de personnalité est particulièrement intéressant pour la critique que fait cet ouvrage, dans la mesure où, allant à l’encontre de toutes les mœurs, elle permet aussi de les souligner, de faire ressortir le mauvais côté de chacun.e de nous. Néanmoins, cette haine du monde est si vaste et imposante, qu’elle en devient parfois étouffante. Je me suis même interrogée : de telles personnes existent-elles, ou cette femme cache-t-elle un trouble psychologique sous-jacent, malgré ce qu’elle soutient ? Pour cause, elle est persuadée que toutes les femmes qui l’entourent pensent, du moins en partie, comme elle. « Tout le monde dans ce square n’a pas eu la chance de se libérer de son gosse il y a 2 semaines. »
Il n’est pas possible pour une femme d’être une « bonne mère », cela relève de l’impossibilité tant les attentes sont multiples et contradictoires.
L’autrice a fait de Sabine, non pas uniquement une anti-héroïne, mais également une anti-humaine. Cette impression est renforcée par l’utilisation d’une narration interne, laissant au.à la lecteur.ice, le libre accès au flux de pensées de la protagonistes qui ne pèse pas ses mots : « La vérité c’est qu’il n’a jamais été aussi pilotant que depuis qu’il m’a quittée. Mais ça, je préférerais manger de la soude que de l’avouer. » Ces expressions empreintes d’un vocabulaire courant voire familier renforcent l’appartenance de ce récit à la société actuelle.
Avoir un enfant, c’est bien. Le choisir, c’est mieux.
Chaque chapitre est ponctué d’une bribe de discussion entre Sabine et son enfant. Ces discussions sont courtes, constituées de phrases simples, de questions sans réponses, qui permettent de mettre en scène la piètre relation entre mère et fils :
« — Il te parle de moi des fois papa ?
— Je sais pas.
— Ah bon tu sais pas ? Tu sais pas de quoi il te parle
— Ben non, j’oublie… […]
— Bon. Tu veux qu’on parle d’autre chose ?
— Je peux mettre les dessins animés plutôt ?
— D’accord. »
Malgré le manque d’amour qu’elle éprouve pour son fils, elle souhaite le meilleur pour lui, c’est pourquoi il est si difficile pour elle de voir qu’il ne se porte pas bien lorsqu’ils sont ensemble. Elle préfèrerait qu’il lui dise qu’il la déteste, qu’il ne veut plus la voir, qu’il ne veut plus rien avoir à faire avec elle. Lorsque ce moment arrive enfin, l’écriture du roman change entièrement, laissant place à davantage de sérénité. Elle se laisse donc le droit de montrer au monde qu’elle ne souhaitait pas d’enfants, qu’elle est mieux sans : elle fait tomber les masques. Mais les morceaux de discussions se transforment du tout au tout lorsqu’elle rencontre l’enfant de ses rêves, le jeune Samuel, neuf ans, avec qui le courant passe instantanément. Dès lors, le ton de la narration se renouvelle : les tirades déprimées, les conversations à sens unique et les questionnements interminables sur l’éducation des enfants s’évanouissent. Avec Samuel, tout lui paraît naturel.
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Être mère ou le devenir ?
« Mais je n’ai jamais été mère, pas pour de vrai. Quand on me parlait de Téo, je ne faisais pas le lien avec moi.»
À travers le personnage de Sabine, l’autrice met en avant la complexité de la maternité. Il ne s’agit pas uniquement de donner naissance, cette étape se révèle même être la plus simple du parcours. Il s’agit surtout de s’occuper de cet enfant, de l’aimer, de le chérir. Or, pour une femme qui n’en voulait pas, le lien peut paraître abstrait, voire inexistant. À la lumière de l’évolution politique actuelle, ce roman dépasse la simple critique de la maternité façonnée par le patriarcat : il interroge une société qui réduit la femme à une fonction de porteuse d’enfants, lui imposant un destin tout tracé une fois l’âge mature atteint. En effet, comment ne pas se rappeler les débats sur l’avortement comme l’abrogation du décret Roe V. Wade en 2022 ou plus récemment le soutien de Trump aux manifestants contre l’IVG et sa décision d’arrêter les subventions publiques en faveur de l’avortement à l’étranger. Avec l’histoire de Sabine, l’autrice dissèque les ravages d’une maternité forcée qui peut se muer en fardeau et altérer entièrement une vie.
- De son sang, Capucine Delattre, Éditions La Ville Brûle, janvier 2025.
- Crédit photo : ©Pauline Darley.
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