Madrid. 1734. Une nuit de Noël en Espagne. Palais Royal de l’Alcazar, lieu où un incendie va réduire en cendres nombreuses œuvres de grands peintres. Le plus tôt possible, David Bosc, dans son recueil, L’Incendie de l’Alcazar, exposant son geste, clarifie sa démarche. Les flammes ont tout ravagé ou presque ; seules quelques œuvres rescapées, comme Les Ménines de Vélasquez, survivront. Et ici, David Bosc, plus précis que jamais, ravive l’instant en sondant ses humeurs, l’esthétique, l’écriture, ou ses tourments de la survie posthume des œuvres.

« ce que tu exhibes, alors
ce que tu éclaires
ce que tu fais jaillir
c’est le dehors
avec ses étoiles
avec ses pierres de meule »
Dans un même temps, un terrible incendie peut devenir un réflecteur puissant, une source de lumière comme de vers. « un feu sous la pluie fine / qu’on entretiendra / en buvant des bières » Il peut être un véritable spectacle, un monticule magique, une transcendance à nommer Art. Il y a encore des braises chaudes qui résistent à la fuite du temps – Bosc lui-même aura les poumons-encriers bénéfiques à la reviviscence de ces œuvres, de toutes ces œuvres brûlées.
Quelques noms propres
Il est nécessaire de nommer quelques figures bien connues pour ancrer l’événement historique : le dessinateur Albrecht Dürer et les peintres Lucas de Leyde, Sánchez Cotán, Frans Hals, Diego Vélasquez, Nicolas Poussin, Édouard Manet, Paul Cézanne, Pablo Picasso. Car David Bosc (auteur de La clair fontaine, roman qui revenait sur quelques années de vie du peintre Gustave Courbet) a son œuvre à compléter. Il a ses thèmes, sa lignée, sa démarche générale. La poursuite d’un rôle de successeur. Il souhaite former la filiation de l’Art comme un grand tout, un rendez-vous d’artistes ayant osé créer. L’incendie de l’Alcazar continue donc cette lancée, cette logique visée, pointée du doigt par son poète. Car faire revivre n’est pas un acte gratuit, c’est aussi et surtout la possibilité de se révéler honnêtement, dans sa propre démarche créative, car David Bosc a ses modèles, et ses modèles doivent apparaître. Aussi, ces apparitions – qu’on le veuille ou non – ont cette part sacrée qui amène le doute. Devons-nous oser les toucher ? Le poème Noli Me Tangere (« ne me touche pas ») se permet la question :
« pute vierge
bordel de dieu
merde à la fin
on ne me touche pas
hurle Cézanne en tapant du talon
de la bave dans la barbe »
Toutefois, Bosc se doit quand même de le toucher, de le dire et de l’écrire. Car L’incendie de l’Alcazar est une expression, une disposition littéraire, une manière de dire les œuvres et les artistes, de faire écho comme de faire, entre eux, résonner les arts. « tu peins ça, Cotán » Il se doit de mettre ce « ça » en vers, de le matérialiser, puis de le faire danser malgré sa nature morte. Car disons-le, chez Bosc, les flammes de l’Art sont pénétrables. Elles sont touchables. Touchables des doigts et des plumes.
« mais déjà l’index de l’autre main
entre deux doigts écarteurs
se souille de sang au cou coupé
de la volaille »
Un terrible incendie peut devenir un réflecteur puissant, une source de lumière comme de vers.
Terreurs et morts de l’exception
L’Art sauvera l’Art des catastrophes ; et l’écriture va à la rescousse de ces merveilles passées. Bosc imagine quelques détails de l’incendie « quand la cloche d’alarme s’est mise à sonner / on l’a laissé sonner / sans réagir / parce qu’on la croyait célébrant / la naissance du Sauveur (c’est la nuit de Noël) // un garçon court à travers les galeries / et sur les murs pris de frissons / il voit se déformer, cloquer, fondre, noircir / puis s’enflammer d’un coup / des portraits de dames et de chevaliers ». Contrairement à ce lieu commun et réactionnaire qui souhaiterait la mort de l’Art, le poète ici se place en résistant. Il fait survivre les Arts et les instaure comme sujets mêmes de sa démarche. Car la question esthétique tracasse tous les artistes. Elle est leur angoisse originelle.
« voilà notre beauté
l’indifférence enfin
de la beauté »
Et pourtant : « TOUT PASSE // et ça m’a foutu / un cafard pas possible » Et même les œuvres disparaîtront. « pourquoi est-il si difficile / d’arracher une phrase / à la vie vivante / quand c’est partout autour / les écluses grandes ouvertes / inépuisables ? // parce qu’il s’agit d’autre chose » Et Bosc règle la question. Les zones sacrées de l’Art devront être surpassées par l’Art lui-même. Et « il dit qu’ils retournèrent dans leur pays par un autre chemin / : définition possible de la poésie » Comme si tous les chemins menaient à l’Art, comme si la mort de la poésie ne saurait être un sujet. Pourtant des incendies interviennent et rendent la chose matérialiste. Bosc construit (ou reconstruit) la possibilité d’éternité qu’entretient délicatement chaque poète qui réside en nous ; il diffuse en vers cette possibilité illimitée d’être soi-même artiste. C’est un élan, un hommage et un tremplin. Et si nous aimons tant les anciens, les anciennes, devenons donc à notre tour l’un d’eux ou l’une d’elles. Dévalons le chemin jusqu’à y laisser trace. Le pragmatisme est là.
Rapport à sa propre poésie
« étrange créature
qui passait sa vie à épier
dans l’autre monde
(j’avais d’abord écrit
« dans la contemplation de l’autre monde »
mais non
bien sûr) »
Bosc construit (ou reconstruit) la possibilité d’éternité qu’entretient délicatement chaque poète qui réside en nous.
Et que faire de tout ça ? (« mais alors que faire ? ») lorsque nous savons « que c’est en somme depuis le salariat / que peu à peu il s’est perdu de vue ». La réponse, creusée dans ce monde utilitaire est finalement simple : il faut danser ! Fuir les bureaux, les sales travaux. Fuir les contrats, les stagnations. Danser, juste danser. Car cette prescription est régulière dans le recueil :
« (et peut-être que tu danses) »
« (et alors c’est un tango
avec l’épaisse fumée blanche) »
« mais puisque la gigue est lancée
qu’on la danse »
Ou alors, se laisser porter par les vents, nos corps, les mouvements de nos émanations. Et parce que les choses passent, tout meurt ; aux vivants donc de faire survivre. Et les suivants seront perpétuellement les derniers, et ainsi de suite, il n’y a pas de mort, pas d’ultime fin, juste un passage. Qu’importe qu’un incendie survienne, car les œuvres restent ailleurs, dans un coin de notre conscience, au-delà même de leur matérialité, elles perdurent ensuite par les mots, les autres œuvres, les grands textes, les poèmes. Et jamais alors il ne faudrait craindre cette mort qui n’en est finalement, par la mémoire des vivants, jamais réellement une. Ce que nous prouve L’Incendie de l’Alcazar de David Bosc, c’est que l’étendue des possibles en littérature surpassera toujours les potentielles catastrophes à venir. Et en ce sens, d’une certaine manière, Bosc sera ici le sursis de nos trépas. Il sera l’espoir d’une dernière danse. D’une dernière danse continuelle, l’éternité, communs élans.
- L’Incendie de l’Alcazar, David Bosc, Éditions Héros-Limite, 2024.
- Crédits photo : © Eddy Mottaz
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