Daniel Fohr

DANIEL FOHR : VIES SAUVAGES, VIES CAPTIVES, VIES SENSIBLES

À l’approche de Vies sauvages, je n’avais pas une posture bienveillante ; les couleurs criardes et le dessin simpliste de la couverture ne rendaient pas honneur au texte : j’y entrais en lecteur déçu. Malgré tout, je me disais que si mon intuition m’avait guidé vers ce livre, c’était bien que les thèmes m’intéressaient : la captivité et la question du regard m’évoquaient Un artiste de la faim de Kafka. Je me disais : « c’est tellement superficiel d’écrire sur un zoo… », mais ce texte m’a fait réaliser que j’étais autocentré voire orgueilleux dans mes lectures. En refermant le livre, une question est venue : comment l’auteur a-t-il bien pu capter ma bienveillance, malgré mes réticences premières ?

Vies sauvages, Daniel Fohr

Dès le premier chapitre, le quotidien mensonger et violent du zoo déraille : un homme, « un mâle de taille moyenne », s’est introduit dans la cage de Jad-bal-ja, lion de l’Atlas et mascotte du parc. Le bouleversement de cette monotonie touche tous les résidents du zoo, employés et animaux confondus, et les incidents s’enchaînent… La particularité de l’homme, libre en apparence, s’efface face à l’animal en cage : il devient captif comme lui, « enfermé dans sa cage de verre, le guichetier était la première espèce que le Parc offrait aux visiteurs ». En dépit de la distance qu’elle offre à première vue, la narration à la troisième personne, profondément empathique, fait ressentir l’intériorité et les particularités de chacun des personnages, qui constituent une galerie de portraits et sans jugements : le lion indifférent et résigné, le guichetier qui a abandonné ses projets et s’ennuie, le babouin qui veut conserver son autorité, l’activiste bien décidée à lutter contre le système violent des zoos…

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Dire l’intime : sensibilités humaines et animales

Les incursions, chargées d’émotions, dans le passé des personnages révèlent autant la fragilité que la violence des êtres humains : le Quichotte, un courtier spécialisé, a brusquement perdu son jeune fils et sa compagne ; Roméo et Juliette, deux marabouts au traumatisme insondable, ont assisté au massacre de gazelles du haut d’un acacia ; Nenque, un soigneur équatorien, est submergé par la honte et la déception… Si l’on distingue souvent l’homme de l’animal par la parole et la conscience, Vies sauvages nous plonge dans l’intimité des animaux captifs, qui ne sont pas dénués de sensibilité et de langage, sans pour autant les personnifier ou les humaniser : s’ils n’ont pas de dialogues dans le texte, on comprend l’intériorité et les interactions animales. Le lecteur ne peut que s’émouvoir du quotidien d’Emma, une orang-outan : « Emma vivait seule dans un trois cents mètres carrés, ce qui pour un célibataire humain est sans doute suffisant. Elle aimait bien le Gitan, mais pour ce qui était des autres qui se pressaient derrière la vitre, elle trouvait pénible d’être tout le temps observée. Tout le monde trouvait ça pénible. Les fauves trouvaient ça pénible, les oiseaux trouvaient ça pénible, les singes aussi ».

Vies captives : plutôt vies lucratives…

Mes réticences premières face à Vies sauvages n’auraient pu être justifiées que  – par mauvaise foi – par quelques expressions du vocabulaire capitaliste qui font tache dans l’écriture : le turn-over de l’entreprise, une relation win-win… Ce choix stylistique dénonce, en fait, la dimension lucrative des zoos : à cause de défaillances dans la conception du parc, la volière se retrouve en face de la cage des pumas, ce qui provoque un fort stress chez les oiseaux « mais il avait été convenu qu’un pourcentage de crises cardiaques sensiblement supérieur à la moyenne était acceptable si l’on voulait conserver la clientèle réduite mais passionnée des ornithologues amateurs, qui représentaient un taux exceptionnellement élevé d’abonnements annuels ». Au fil du récit, l’image du quotidien bien rodé du zoo se délite, tout comme sa façade merveilleuse qui fait rêver les enfants : les animaux captifs ne sont que des chiffres, des statistiques, des partenariats plus ou moins rémunérateurs avec des marques. « La protection des espèces ? Une arnaque marketing. Le système reposait sur l’exploitation d’une population d’exilés parqués dans des camps. Leur sauvagerie n’était plus qu’une apparence offerte au public contre argent comptant ».

“Au fil du récit, l’image du quotidien bien rodé du zoo se délite, tout comme sa façade merveilleuse”

La bienveillance sauvera-t-elle le monde ?

Les nombreuses maltraitances et l’objectif de rentabilité des zoos ne peuvent que nous attrister. Malgré tout l’empathie et les petites joies survivent, en témoigne la relation entre le Gitan et Emma, l’homme et l’orang-outan : « Elle lui était reconnaissante des efforts qu’il faisait pour la sortir de la monotonie de sa condition. Elle avait apprécié les grandes frites de piscine en mousse qu’elle nouait entre elles ou s’enroulait autour des jambes, elle avait joué avec le gros ballon rebondissant dont elle suivait les évolutions colorées quand elle l’envoyait dans les agrès ». En fin de compte, la bienveillance, l’éclat du soleil, les fleurs colorées, triomphent de la violence, de la morosité des parcs bétonnés et du « ratage sinistre et cruel » qu’est l’espèce humaine.

Par une écriture espiègle et rieuse, documentée et enrichissante, ce roman résonne par-delà les âges, les milieux, les genres et même les espèces, sans manquer de dénoncer la violence et « l’état psychologique déplorable » des hommes. Daniel Fohr nous livre des existences sous un prisme profond, intime, primitif, qui révèle l’influence malveillante de l’homme et du capital ; il nous livre des petits mondes intérieurs spontanés et naturels, parfois rudes voire brutaux : en somme, des Vies sauvages.

  • Vies sauvages, Daniel Fohr, Éditions Inculte, août 2024.
  • Crédit photo : © Arnaud Pyvka

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