Le succès des romans d’Alain Damasio offre une occasion de s’interroger sur le retour de la science-fiction dans le paysage littéraire français. Ce genre littéraire permet davantage d’appréhender le présent que de comprendre l’avenir. Les écrits de Damasio, notamment Les Furtifs et son recueil Aucun souvenir assez solide, proposent une vision apocalyptique du présent, et les moyens de s’en extraire.
L’avènement des dystopies en Occident au XXème siècle apparaît comme une apocalypse, c’est-à-dire comme une opération de dévoilement du temps présent.
En 1771, Louis-Sébastien Mercier écrit L’an 2440, rêve s’il en fût jamais. Dans ce qui constitue le tout premier roman d’anticipation, l’auteur imagine un Paris utopique à l’aune du XVIIIème siècle et en profite pour étriller le système politique et économique de son époque. De même, le Paris de 2052 décrit par Barjavel dans Ravage, roman de science-fiction rédigé en pleine Occupation allemande, révèle les angoisses d’un écrivain vivant dans un monde au bord du chaos. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la science-fiction permet peut-être davantage d’appréhender le présent que de comprendre l’avenir. L’avènement des dystopies en Occident au XXème siècle apparaît comme une apocalypse, terme à prendre dans son sens étymologique, c’est-à-dire comme une opération de dévoilement du temps présent. En cela, l’œuvre d’Alain Damasio est une entreprise furieuse et éclairée qui ne cesse de perforer les normes pour mieux les interroger.
Le miroir brisé de la réalité
Si La Zone du Dehors, le premier roman d’Alain Damasio malheureusement un peu bavard, reprenait les codes ô combien classiques de la critique du totalitarisme orwellien de 1984, le reste de son œuvre s’intéresse au désagrégement des liens sociaux dans nos sociétés de plus en plus marquées par l’individualisme. La critique du despotisme étatique correspondait aux craintes du XXème siècle, à la montée de régimes inquiétants et autoritaires. De nouvelles angoisses peuplent notre début de XXIème siècle et les romans de Damasio en font l’écho. Selon lui, notre modèle politique et économique se construit autour du consensus et du confort, enfermant insidieusement le citoyen dans une toile dont il peine à s’extraire. Au sein de ce système, les entreprises prospèrent et assurent une emprise de plus en plus constante sur la vie des individus.
Son recueil de nouvelles Aucun souvenir assez solide et son dernier roman Les Furtifs proposent ainsi une critique en règle de notre système démocratique dont Damasio présume qu’il permet l’essor du libéralisme. Dans la nouvelle « Les Hauts-Parleurs », Damasio dénonce la façon dont l’industrie du tourisme et du divertissement déstructure le climat, notamment à travers la présence d’une étonnante « grêle rouge » qui se répand dans tout le pays : « Il ne s’agissait pas véritablement d’une grêle au demeurant : plutôt d’une pluie acide à grosses gouttes, trouante, ignoble. Il a été prouvé par une cinquantaine d’experts indépendants qu’elle provient des nappes chimiques utilisées par la Weather pour favoriser la neige d’hiver sur les Rocheuses. Mais aucune organisation ni groupement de victimes n’a pu ébranler la puissante multinationale. Le marché du temps est devenu énorme, trop rentable pour qu’on revienne au climat naturel d’avant. » Ce passage tend à dénoncer la collusion de l’industrie du tourisme et du divertissement face aux problématiques environnementales. A travers ces quelques lignes, Damasio accentue de façon brutale les enjeux auxquels nous sommes déjà confrontrés. Son objectif n’est pas tant de proposer une vision réaliste de l’avenir que de nous tendre un reflet déformé de notre propre réalité.
Dans une autre nouvelle du recueil : « Le bruit des bagues », qui semble par ailleurs se dérouler dans le même univers que Les Furtifs, il est possible de vendre son prénom à une entreprise, et donc son identité au capital : « Sony ? C’est un nom de marque, comme le vôtre. Ça permet à mes parents de recevoir un cadeau Sony par an. Et j’ai 2% sur leurs produits. Disons que je fais avec. » Cette pratique est mise en œuvre par certains parents qui cèdent au naming souvent en raison de contraintes économiques. Là encore, il ne s’agit pas d’être visionnaire face à une époque lointaine – quoique la pratique de certains tatouages à des fins publicitaires peut laisser songeur… – mais plutôt de pointer les dérives d’une trop grande porosité entre vie privée et loi du marché.
Ainsi, à la façon de certains épisodes de la série Black Mirror dont l’enjeu n’est tant pas de présenter une image cohérente du futur que de donner corps à nos angoisses contemporaines à travers un miroir grossissant, les œuvres de Damasio jouent avec nos craintes et proposent de reprendre en main notre présent pour ne plus le subir.
- Pour en savoir plus, vous pouvez lire l’article sur Damasio, dans notre revue papier.