Portrait humble et émouvant de la relation tumultueuse entre une fille et son père, Dario Albertini livre avec Anima Bella un tableau profondément humain de la vie d’une petite cité rurale italienne. Entre solidarité et désillusions, se dessine en creux l’histoire de l’émancipation d’une jeune femme.
Dix-huit ans. Cela se fête, et tout le village s’est rassemblé pour embrasser la jeune Gioia qui souffle ses premières bougies de l’âge adulte. La vie n’est pas toujours facile dans cette petite communauté près de Civitavecchia : Gioia vit seule avec son père Bruno, ils s’occupent ensemble d’un troupeau de moutons et vendent du fromage. Arpentant la campagne sur son petit scooter, elle apporte son aide dès qu’elle le peut aux anciens du village ainsi qu’aux amis de son père. Les habitants vieillissant se retrouvent près d’une source miraculeuse « la miracolosa », dont les eaux sont réputées guérir et apaiser les maux et les douleurs – comme le symbole d’une mythologie christique où l’eau guérissait les blessures de l’existence. Tout le monde se connaît aux alentours de cette source, Gioia est aimée, et tous les habitants semblent vivre dans une osmose où la rugosité de la vie est contrebalancée par la solidarité partagée. Cet équilibre fragile se trouve peu à peu menacé par un danger sourd et inattendu. Gioia reçoit un appel de son père qui lui demande d’apporter une importante somme d’argent. La jeune fille s’inquiète, se perd en conjectures, puis retrouve Bruno qui lui explique qu’il avait une importante dette à éponger. Il lui promet que tout est terminé, qu’on n’en parlera plus.
Inversion des rôles
Le père a beau promettre, rien n’y fait et c’est une longue descente aux enfers qui s’enclenche comme une machinerie déréglée. Le père de Gioia se révèle être un joueur invétéré, qui mise tout au jeu, perd de l’argent et cache ses activités à sa fille. Alors qu’elle est à la source, un ami l’informe que des inconnus viennent prendre des moutons de son troupeau. Elle se rue aux pâturages, pour retrouver son père confus qui lui explique qu’il éponge une dernière dette en donnant des moutons : « Une dizaine sur quatre cent, je pensais que ça ne ferait pas de différence ». Pour Gioia c’est un monde qui s’écroule. Son père, avec qui elle a toujours vécu, perd tous ses moyens. À partir de là, le film de Dario Albertini s’applique à mettre en scène la perte totale des repères dans un monde qui jusqu’alors s’orchestrait autour de valeurs et de rituels institués. La jeune fille doit prendre en charge toutes les inconséquences de son père. Elle consulte un psychologue, spécialisé dans l’addiction au jeu, et lui propose de le rencontrer.
Dès lors, Anima Bella organise une inversion complète des rôles, où Gioia endosse peu à peu un rôle maternel envers son propre père. Ce dernier, à la fois bonhomme et désemparé, sans aucune prise sur ce qui lui arrive, se trouve ravalé au rang d’un pantin touchant mais perdu face à une réalité qui le dépasse. En mettant en scène ces deux personnages du père et de la fille, dont la relation s’inverse au fil du film, Anima Bella évite subtilement une démarche purement misérabiliste qui présenterait les affres de la dépendance aux jeux d’argent. Ce père, à la fois gauche et touchant, incapable de faire face à ses propres failles, rejoint l’archétype des vieillards tragiques, impuissants mais toujours dignes. Souvent plongée dans une semi-pénombre, l’image du film contribue à cette ambiance crépusculaire qui marque la fin d’un règne : celui du père protecteur redevenu un enfant qui doit réapprendre à jouer correctement – comme le dit le psychologue que consulte Gioia. Cadrant au plus près les visages, captant la moindre émotion qui affleure, la caméra de Dario Albertini transcrit symboliquement l’enfermement des personnages : l’un est prisonnier de son addiction, et l’autre en subit les conséquences délétères.
Souvent plongée dans une semi-pénombre, l’image du film contribue à cette ambiance crépusculaire qui marque la fin d’un règne
Une vie à soi
Assez rudimentaire dans sa trame narrative, Anima Bella trouve sa beauté dans ces deux personnages, à la fois impuissants et déterminés. On peut certes parfois regretter quelques longueurs, quelques scènes qui s’étirent un peu trop, mais cette dilatation du temps restitue la langueur étouffante d’une situation où l’horizon semble bouché. Car de manière sous-jacente, le temps semble être le réel sujet du film de Dario Albertini : dès la scène d’ouverture le personnage de Gioia est comme inscrit dans un écoulement du temps dont elle perd peu à peu la maîtrise. Alors qu’elle quitte l’âge de l’enfance, elle doit prendre en charge celui qui devrait désormais la laisser voler de ses propres ailes.
De manière symbolique, le film se clôt sur le même évènement qui l’avait ouvert : un anniversaire. Là où Gioia fêtait son entrée dans l’âge adulte, Bruno voudrait, à la fin du film, fêter son « moisiversaire », c’est-à-dire fêter l’écoulement d’un mois complet où il a su s’abstenir de jouer à des jeux d’argent. Alors qu’un dernier imprévu vient secouer la cure du père, Gioia prend une décision où elle semble, pour la première fois, penser plus à son avenir qu’à son père vieillissant. Dans cette ultime décision – qu’on se gardera de révéler – elle semble enfin s’affirmer comme une jeune femme émancipée d’une fonction maternelle à l’endroit de son père. Simple dans sa construction, mais toujours juste dans les sentiments mis en scène, Anima Bella s’affirme comme un beau film humaniste, émouvant par ses deux personnages principaux aux prises avec un destin malheureux. Gioia signifie « joie » en italien – symbole de ce que voudrait incarner cette jeune fille, qui fait du mieux qu’elle peut pour atteindre cet idéal qu’elle porte en étendard.
Anima Bella, un film de Dario Albertini, avec Madalina Maria Jekal, Luciano Miele, en salles le 5 octobre 2022.