Après Orléans, après Reims, Yann Moix poursuit son itinéraire personnel et scriptural, dans le cadre de sa quadrilogie intitulée « Au pays de l’enfance immobile », en posant ses valises (ou plus exactement son sac) à Verdun, son dix-neuvième ouvrage, paru aux éditions Grasset (mars 2022).
Verdun, ville du nord-est de la France, située sur les berges de la Meuse, peu touchée par la révolution industrielle, est également la plus peuplée de son département bien que, tel que le souligne sa notice Wikipédia, « elle ne cesse de voir diminuer son nombre d’habitants depuis les années 70 ». On ne saurait faire l’économie de ces précisions géographiques car Verdun, dans l’oreille, sonne d’abord, si ce n’est exclusivement, comme le souvenir des guerres ; c’est avant tout le nom donné au spectre des combats passés. Le signifiant Verdun a vu, sous l’effet du travail des mémoires, se détacher son signifié. Verdun n’est plus une ville, une ville française, cette ville du bord de Meuse, ce n’est plus un lieu, ce n’est plus une commune, pas même un territoire, c’est un imaginaire, une figure – sans doute est-ce pour cela que, depuis cinquante ans, on la quitte. Comme l’écrit justement Yann Moix : « la géographie de Verdun résidait dans son histoire, son histoire dans sa géographie. (…) La ville s’abolissait dans son souvenir, crachant en toussotant quelques cendres éparses, dépassées, reléguées à la providence des jeunesses ensevelies (…). Tout ne faisait à Verdun que mourir et remourir. Des jeunes biffons morts hurlaient, que nul n’entendait ; des zouaves perforés roulaient sous nos pas. » Verdun est la ville qui se meurt, qui persiste dans sa propre mort, qui meurt dans la continuation des morts, ville du souvenir des morts, des morts ramenés au souvenir et d’une mémoire qui les hurle. Ville où l’agonie s’est figée, à jamais, dans la boue, dans le crépi des murs et dans la pierre cendreuse qui fait les monuments aux morts.
Toutefois, le roman de Yann Moix, Verdun, n’est pas qu’une affaire de lieu. C’est davantage le récit d’un homme blessé, humilié, que l’on force à s’entraîner pour combattre dans une guerre qui ne viendra point, que l’on en-caserne, que l’on violente, que l’on discipline. C’est le récit d’un corps, c’est le récit d’une conscience, de l’hyper-sensibilité d’un hyper-sujet qui trouve refuge en lui-même, qui sous les coups, les injures et la brutalité de l’ordre militaire, de l’ordre tout court, cherche une grâce, quelque part, dans le crissement des feuilles, sous l’exhalaison des pins. Il faut imaginer Rousseau, se promenant sous le ciel de Bataille, marchant sur les pas de Péguy, pour jouer au soldat dans un décor funéraire. Verdun a la grandeur d’une œuvre drolatique, acide, poétique et métaphysique, dont la sincérité éclate de toutes ses exagérations, de toutes ses mises en fiction, de tous ses mensonges et ses supercheries, de toute sa subjectivité afin de percer le réel – de dire vrai.
Verdun n’est plus une ville, ce n’est plus un lieu, ce n’est plus une commune, pas même un territoire, c’est un imaginaire, une figure
Hommes de guerre – discipline
Verdun prend la forme d’un récit de génération, des mémoires d’un non-combattant parti dans une non-guerre, en compagnie d’autres non-combattants. Au travers d’une galerie de personnages, Moix, en portraitiste moral, parfois cruel (« Me manquait la pitié : je ne pleurais ni sur moi, ni sur les autres. »), dissèque ce cortège d’individus brisés, contraint d’accomplir le « service », ou bien venu chercher dans le camouflage des tenues (pour les plus volontaires) de quoi s’oublier – de quoi mourir et s’enterrer sous les auspices d’une bonne gloire à venir.
Ainsi trouve-t-on, par exemple, Egoroff, polytechnicien hanté par la mort de son frère, au sujet duquel l’élève officier Moix écrit : « Instantanément, je souhaitais sa mort. Je n’aimais pas Egoroff. Il était issu d’une famille « supérieure », consacrée par la réussite républicaine (…). Ce sinistre personnage, égoïste et cruel, toujours partant pour humilier les plus faibles » qui « créait le malaise aussitôt que, de l’ombre fétide où elle logeait surgissait sa carcasse hautaine et satisfaite (…). » À son sujet, le narrateur précise toutefois : « Plus tard, je réviserais la sévérité de mon jugement. Egoroff avait passé une bonne partie de son enfance à se faire sodomiser par son père. » Communauté brisée. D’autres figures peuplent ces souvenirs du temps de la caserne : Thouvenin, « mauvais comme un vieux vinaigre » qui ne « s’émerveillait de rien – jamais ». Huré, le « pâtissier originaire de Roubaix, [qui] avait perdu son emploi à cause de cette année sous les drapeaux que l’État le contraignait d’offrir à la patrie. » Ou encore, Lefebvre, Juré, Joulin, Tattinclaux, Gavillet, Lourenço, Peyrin, Mahieu, Simonnet, Delphis, Levesque, Hütt, etc. Ce qui intéresse Moix, davantage que la non-guerre, ce sont les hommes qu’elle révèle, c’est de creuser sous la peau de cette humanité contradictoire, aux allures de cour des miracles, de cette société réduite des antagonismes, afin de raconter leurs journées et l’écoulement difficile du temps. Camarades, tous ont été rassemblés, sous le drapeau, tous se trouvent enclos comme des bêtes, des prisonniers. Moix dit les rêves, métabolise le désespoir et les humeurs de cette génération anonyme de pseudo-sacrifiés de la Nation, d’ennuyeux, de brutaux, bien forcée d’apprendre à vivre avec le dissemblable.
Par ailleurs, non sans humour, Yann Moix décrit les particularités d’un ordre, l’ordre militaire, que la hiérarchie des hommes structure intégralement. Ceux d’au-dessus, les adjudants, les caporaux, les sergents-chefs, commandent et sont obéis. Non seulement ils commandent, mais ils définissent et informent le réel, départagent les autres hommes – ceux d’en-dessous (élèves officiers, lieutenants…) -, en forts et en faibles, en lâches et en courageux, en fameux et en honteux. Ce que met en scène l’auteur, c’est le caractère quasi-démiurgique de ces figures d’autorité, capables en un claquement de doigt de découper des solidarités, de déshumaniser leurs hommes à des fins « d’apprentissage ». C’est la puissance barbare de l’adulte. Ainsi, l’élève-officier Moix, parce qu’il se risque à crier sa douleur lors d’un entraînement, se voit radier de la liste des bons : « Moix ? C’est pas un nom, ça. C’est un bruit. C’est un nom de bruit ! (…) À partir de maintenant, tu ne t’appelles plus Moix… C’est compris ? Tu t’appelles Couille-de-loup » lui gueule le Capitaine Wittkovski.
Ordre, contre-ordre, désordre : la hiérarchie militaire fait régner sur les corps de ces apprentis soldats, de ces même pas soldats, de ces pas-certains-d’être-soldats-un-jour, une peur incoercible. Dans ce cadre, le sujet moixien est un sujet humilié. Son travail littéraire se déploie à partir des humiliations subies, entendues, reproduites, des humiliations qui érodent, comme autant de petits coups, de petits cailloux, l’intégrité de l’individu et pénètrent jusqu’à sa chair en faisant tomber tout résistance. L’humilié ne doit pas simplement supporter l’humiliation, il doit y adhérer, l’approuver, la justifier – et la reproduire. Dans ce monde militaire qui instaure la violence comme mode de relation, les frustrations individuelles, les déceptions sentimentales, les colères, toutes les humeurs humaines, trouvent à s’exprimer en fracas : « Ainsi que le font les ratés, les aigris, les éconduits, je m’étais vengé sur des innocents ; j’avais puni un lit défait, un froc souillé, des bab hors de leur misérable boîtier, pour oublier les météos de mon cœur perforé. » résume Moix.
Verdun prend la forme d’un récit de génération, des mémoires d’un non-combattant parti dans une non-guerre, en compagnie d’autres non-combattants
Au fond, le service militaire ce n’est que cela : la fausse guerre dans la guerre, le patriotisme sans patriotes, l’adhésion au drapeau par injonction, les rituels qui tournent à vide, un grand moment d’ennui, d’attente, une drôle de non-guerre où le temps flambe durant les nuits de veille. Le service militaire est un simulacre de guerre, il s’agit non pas de combattre, mais de faire comme si – autrement dit, de jouer, au sens sartrien du terme, aux bons soldats ; il s’agit de se prendre au jeu, de se faire à l’uniforme, d’intégrer cette cosmologie hiérarchique – non sans dégoût : « J’opposais comme remède à ces instants d’abattement une fierté diffuse : je possédais le même grade que Péguy. J’appartenais à la tribu des lieutenants. (…) J’y devinais sous une nuit criblée d’étoiles des corps plus héroïques que le mien, des courages supérieurs à mon courage, mais dont, par quelque aberration institutionnelle, on m’avait fait l’égal – tous ces jeunes héros, écrasés au fond de leur glaise, brûlés par le feu de l’ennemi, cisaillés par des barbelés, fauchés par l’éclat des shrapnels : nous étions frères d’aventures quand je n’avais fait que chanter en temps de paix, ramper pour de rire, commander pour de faux. » Moix souligne habilement la dérision des exercices, la farce de l’entraînement. Dans cet univers d’enfants-adultes, tout semble abscons, pétaradant, tous s’avancent dans les ruines d’une armée qui s’ennuie, qui attend sa guerre.
Aussi le service militaire déploie-t-il, temporellement, un horizon d’attente : la « quille ». C’est également la division d’un espace partagé entre des lieux clos (casernes, campements, terrains d’entraînement, au sein desquels règne le disciplinaire, au sens foucaldien, et une existence écrasée, sans rêve), et des lieux ouverts, telle que Paris, capitale où se rendent pour y vivre quelques heures, pour s’encanailler (femmes et vin), les élèves officiers en permission. Verdun décrypte parfaitement cette rationalité combattante, guerroyante, belliqueuse, qui sature les discours et engage les hommes dans un rapport de force permanent – dans une brutalité sauvage, rudimentaire, rustique – : les relations sociales ne se pensent (ne sont médiatisées) qu’en termes de commandements, d’impératifs, d’ordres, de punitions : « Je donnais des ordres, j’en recevais ; cette manière de communiquer était une façon d’esquiver l’existence de l’autre, de s’en approcher pour l’abandonner. » Pour Moix, l’armée est une famille nouvelle, pas si différente de celle d’Orléans : on dort, on mange, on s’éduque, on pense clandestinement et l’on accepte l’humiliation.
Trouver la grâce – devenir
En outre, Verdun, à l’image de l’œuvre moixienne, se constitue en roman de l’hyper-sujet, en roman dont une hyper-subjectivité construit le récit et témoigne, avec une sincérité transperçante. Chez Moix, la vérité n’est point le synonyme d’objectivité : le discours se gonfle de de toutes les déformations subjectives, de toutes les lacérations émotionnelles, il se sature des humeurs, des égarements, s’épanche. La sincérité moixienne se veut poétiquement maladive, follement lyrique. Afin d’échapper aux humiliations, le narrateur pratique le repli en soi. Son œil, perdu dans les paysages, cherche ailleurs la grâce, la transcendance, vient dénicher la beauté entre les poils d’un commandant criard et les haies de ronces : « L’instant me parut magique ; engoncé dans cette folie jusqu’au cou, me faisant détruire par un esprit méchant, j’évacuai en moi toute haine, toute rancune, me concentrant sur la découpe, au loin, d’un nuage qui offrait à la vue une silhouette énigmatique – celle, effilochée, d’un papillon dont l’une des ailes était mordue par endroits. (…) Je commençai à m’inventer du plaisir à être là, otage d’un vocabulaire imagé, prisonnier des registres obscènes et des outrancières saillies. » En être battu, vaincu, Moix existe d’inexistence, il se replie, s’exile à l’intérieur : il s’oublie consciemment pour n’être plus que ce corps, mouvant, docile, tantôt pris au jeu, tantôt s’émouvant des paysages, des variations atmosphériques et de la coulée du temps. Les lecteurs de Bataille apprécieront certaines descriptions, qui convoquent une nature paradoxale et déchirante, pour faire jouer la « ressemblance informe » (Georges Didi-Huberman), perçue par un sujet que le sentiment de mort guette et surprend : « Toute la journée, je pensais à la charogne laissée derrière nous ; loin de m’épouvanter, elle me servit jusqu’à l’apparition des premières étoiles, de vibration. » Ou bien, au sujet de l’existence de Dieu : « C’est ainsi que j’aperçus le seul Dieu qui pût me seoir : un crachat. Un crachat au visage des hommes, rempli d’humeur et d’algues, un crachat bien visqueux qui s’écoulerait sur le visage d’Egoroff. »
Verdun est l’œuvre d’une errance, un long poème glissant sur le fil des humiliations, des violences étouffées et des rêveries d’adulte
Trouvant refuge en lui-même, le narrateur en vient à espérer l’après, à rêver, dans l’impossibilité existentielle qui le protège (le temps du service), de devenir un autre, un plus fort, un meilleur – de devenir écrivain. Paradoxalement, c’est l’impossibilité même d’espérer faire autre chose, qui autorise de rêver l’ailleurs, de s’imaginer ailleurs, dans un plus tard tout hypothétique, que l’on caresse d’un doigt, avec le confort de ne point avoir à y prétendre réellement. Aussi nombre de passages sont-ils l’occasion de mettre en scène la genèse de l’œuvre, comme pour mieux éclairer les pages lues et les fins du projet littéraire moixien. Parce qu’on a voulu le taire, Moix fait le choix de l’écriture de soi, de l’hyper-soi, écriture qui se gonfle et se boursoufle des failles, des tares, des névroses personnelles. Une écriture génialement malade, fruit d’une conscience obsidionale, devenue insubmersible : « Je m’emporterais partout ; je serais portatif, facile à ranger, guettant moins la renommée qu’une tranquillité sur mesure, faite d’heures passées à revivre ce qui plus jamais ne serait. Il faudrait faire advenir une seconde fois le hasard, injecter de la mélancolie dans les choses, de la folie dans les gens ; (…) il s’agirait de compter le nombre de pierres sur les maisons ; ce travail pour lequel personne n’est fait ne plaît qu’aux enfants et aux fous. » Puissant serment de foi littéraire.
Le temps du service, pour l’homme en transit, à peine sorti de cette enfance dont l’immobilité ontologique le hante, maintenu au seuil de la vie d’adulte, est un temps de la maturation permettant l’élaboration d’une conception littéraire propre : « En surmontant le dégoût de ne jamais dire ce que nous voulions dire, quelque chose s’écrit à notre insu – cette catastrophe, ô miracle, n’en était pas une. La collection des accidents, l’enfilade des déceptions parviennent peu à peu à bâtir une pensée qui nous est propre, mais dont nous ignorions tout. C’est en errant qu’on crée. C’est en glissant qu’on édifie. » C’est le temps du devenir. Un temps pas si tragique : « mon béret sur la tête, les deux pouces sous le ceinturon, j’avais été un homme heureux. Ou presque. »
Verdun est l’œuvre d’une errance, un long poème glissant sur le fil des humiliations, des violences étouffées et des rêveries d’adulte. Un texte beau comme un crachat, non de Dieu, mais de l’homme qui a trouvé dans les mots, en lui, la grâce.
Bibliographie :
Moix, Yann, Verdun, Grasset, 2022.