Constance Vilanova

Constance Vilanova : téléréalité à en crever

Dans Vivre pour les caméras, Constance Vilanova va à l’encontre de toutes nos réticences. Oui, la téléréalité est un sujet sérieux, avec des conséquences sérieuses sur la société et qui mérite une enquête approfondie. Tout en ajoutant : s’en tenir à quelques poncifs, sur sa vulgarité ou sa vacuité, n’est pas à la hauteur de cet objet culturel plus grand que nature. En effet, il faut aller plus loin, en comprendre les rouages, mesurer les motivations des candidats… et découvrir comment notre propre rapport à la téléréalité, qu’on la regarde ou non, modèle les dérives du genre. 

Vivre pour les caméras, Constance Vilanova

En 2015, Netflix décide de co-produire et de diffuser une émission de téléréalité japonaise, Terrace House, pour mon plus grand bonheur. Six inconnus, trois hommes et trois femmes célibataires, d’horizons et de caractères très différents, devaient apprendre à vivre en colocation, tout en continuant leurs véritables occupations à côté : mannequin, sportifs, illustrateurs… Cette émission était un contrepoint parfait à la téléréalité française qui me repoussait par sa vulgarité et sa bêtise. À l’inverse, les intrigues y étaient feutrées, les conversations calmes et argumentées, et puis les participants, qui ne délaissaient pas leur travail pour s’enfermer dans une maison, pouvaient repartir à tout moment, après quelques épisodes. Le maximum d’intimité auquel on avait accès était un baiser furtif ou des mains se tenant tendrement. Certes de la téléréalité, mais pas d’enfermement, pas de clash, pas d’activités absurdes pour occuper des participants oisifs : un voyeurisme sous contrôle. Et petit à petit, les participants sont devenus mes colocataires à moi, jusqu’en 2020, en pleine pandémie du COVID. 

En effet, au mois de mai, le programme s’arrête brutalement : l’une des participantes de l’époque, Hana Kimura, catcheuse professionnelle aux cheveux roses, s’est suicidée à la suite d’une campagne de cyberharcèlement. La personnalité de la jeune femme, trop excentrique et loin des codes de la féminité japonaise, lui aurait valu un tel acharnement qu’elle n’y a pas résisté. C’est un choc immense pour les fans de l’émission. Je me retrouve, comme bien d’autres,  à faire le deuil d’une colocataire que je n’ai jamais rencontrée, tout en me rendant compte que j’avais assisté, malgré moi et en détails, aux derniers mois d’une femme fragile, morte dans des circonstances tragiques. Et je réalise que le programme que je regardais sans trop de honte parce que « pas comme les autres », a recréé malgré tout un écosystème que je souhaitais éviter. Et pourquoi reste-t-il cette impression d’avoir participé, malgré moi et à toute petite échelle, à ce crime ? 

Même en choisissant de ne pas la regarder ou de la mépriser, la téléréalité nous modèle, tout comme nous la modelons.

Dans Vivre pour les caméras, Constance Vilanova documente ce que j’ai vaguement pressenti sans pouvoir le formuler : même en ayant un œil critique ou ironique, même en choisissant de ne pas la regarder ou de la mépriser, la téléréalité nous modèle, tout comme nous la modelons. Dans son enquête, qui est autant introspective que journalistique, elle raconte l’histoire du genre, en se concentrant principalement sur la téléréalité d’enfermement ou de rencontre amoureuse, celle qui provoque régulièrement le débat dans l’actualité ou lors de nos apéritifs. On se rend rapidement compte qu’autour de nous, tout le monde a un avis sur la téléréalité, mais personne n’est réellement informé, et la journaliste a à cœur de remettre à plat ce qu’on pourrait prendre comme acquis. 

La téléréalité, nous dit-elle, est un système qui va exploiter notre mépris de classe. Elle va choisir les personnes certes, les plus assoiffées de gloire, mais surtout les plus amochées par la vie, ou les plus dans la dèche, comme Loana Petrucciani, dont l’histoire est narrée en quelques paragraphes démoralisants. Puis elle va les mettre dans des situations faussement authentiques, où tout le monde manipule tout le monde, pour créer des moments de télévision qui vont meubler les heures après les cours de la jeune Constance, téléspectatrice. Mais la journaliste nous propose d’aller au-delà de cette dénonciation des rouages qui va, disons-le, un peu de soi pour aller plus en profondeur. Qu’est-ce qui incite un·e candidat·e à postuler ?  À accepter certaines conditions de tournage ? À avoir recours à de la chirurgie esthétique ? À être dans tout ce qu’on identifie comme de l’excès ? À vivre pour les caméras en somme ? Et surtout, si vous étiez à leur place, avec leurs histoires et leurs failles, auriez-vous agi si différemment ? 

Plus surprenant, Vilanova raconte aussi l’irruption de modèles traditionnels dans ce genre ultra-moderne. Par exemple, le mariage permet aux maisons de production de créer un moment télégénique par excellence, mais permet aussi aux candidates de téléréalité de lisser leur image amochée par des années d’exposition à nos regards… ou par le scandale de dropshipping de trop. Elles peuvent alors transitionner vers le métier d’influenceuses-mamans en monétisant non pas leur propre image, mais celle de leurs enfants. Et si le mariage et la maternité ne convainquent pas, il reste alors la religion, que ce soit l’islam ou le christianisme évangélique, pour créer de nouvelles images et de nouvelles péripéties de rédemption. Des débuts modestes à la célébrité éclatante mais dégradante, de la descente aux enfers jusqu’à la délivrance, des schémas narratifs vieux comme le monde refont surface dans cet univers artificiel. 

Constance Vilanova se raconte dans son enquête. Ce genre d’écrits journalistiques, qui allie enquête, patchwork de références culturels et narration autobiographique, est incontournable aujourd’hui. Mais au-delà de cette tendance, en incarnant son récit et en se présentant ouvertement comme une téléspectatrice accro, Vilanova apporte une touche essentielle à la qualité de son enquête. Elle interroge ses propres comportements en plus des nôtres, ce qui lui permet de décrypter le phénomène de la téléréalité sans pointer un doigt accusateur ni vers les participants, ni vers les spectateurs, peut-être un peu plus vers les boîtes de production. Elle remet en cause la consommation de tels programmes, sans donner l’impression de donner des leçons de vie, tout en s’adressant aussi bien à ses parents coincés dans le triangle France Culture – Arte – Télérama qu’aux fans inconditionnels des productions de Banijay. 

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L’enquête se finit en descente aux enfers, en plongeant dans les histoires de violences sexistes et sexuelles dans le milieu des candidats de téléréalité, un passage particulièrement éprouvant à lire tant pour les actes décrits que pour les réactions d’indifférence qu’ils déclenchent. Les candidates de la téléréalité ne sont pas des victimes crédibles pour nos yeux méprisants : trop bêtes, trop assoiffées de popularité et d’argent, elles l’auraient, au fond, un peu mérité. Même si l’on décide de ne pas regarder ces programmes, le mépris de la société vis-à-vis de ses acteurs a aussi des conséquences désastreuses. On ressort de cette lecture avec tout un tas de bonnes résolutions, et d’ailleurs Constance Vilanova se joint à nous : « Mais il est temps de faire mes adieux à la télé-réalité. Parce que pour se rémunérer, les boîtes de production comptent sur les annonceurs qui payent les chaînes pour voir leur publicité à l’écran. Pas de téléspectateurs, pas d’annonceurs. » Mais soyons réalistes. Le voyeurisme et le mépris de classe d’un côté, le désir de célébrité et de l’argent rapide de l’autre, tous ces ingrédients qui ont fait l’âge d’or du genre ont tout simplement migré vers les plateformes de réseaux sociaux où l’on peut assister à une téléréalité constante, sans début ni fin. Si Constance Vilanova a parlé du désir de vivre pour les caméras, Hana Kimura est morte à cause de celles-ci. C’en est donc fini de la téléréalité pour moi, mais soyons honnête, pas de mon voyeurisme, qui lui aussi a bel et bien migré vers d’autres types de contenus. 

  • Vivre pour les caméras, JC Lattès, “Nouveaux Jours”, Constance Vilanova
  • Crédit photo : ©Marie Rouge.

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