Bertrand Mandico revient avec un nouveau long-métrage, Conann qui offre une vision déréalisée et kitsch d’un parcours individuel jonché de cadavres. Un film aux allures de jeu vidéo à l’esthétique et à la morale contestables.
Il faut reconnaître à Bertrand Mandico une originalité indéniable dans le paysage cinématographique français : il ne filme comme personne, et on peut s’en réjouir, tant ses films sont épuisants et d’une laideur défiant toute concurrence. Prenant pour personnage principal la figure de Conan la barbare, incarnée par une femme, ce nouveau long-métrage se veut une réflexion sur la violence et la barbarie. Mission accomplie : le spectateur aura rarement été soumis à une telle torture durant 1 heure et 45 minutes. Nul doute que ce nouvel objet de cinéma ravira les aficionados de Bertrand Mandico, tant on y retrouve tout ce qui caractérise son cinéma : thématique de la mort et de l’érotisme, stylisation à l’extrême, effets fantastiques et passion démesurée pour le kitsch et le gore. Les personnages évoluent dans un environnement non identifié, et l’image est souvent saturée d’effets d’ambiance : pluie neigeuse, brouillard, inserts de plans en couleurs cut, pour venir troubler la narration, ou du moins insérer une dose supplémentaire de kitsch.
Pour le dire rapidement, Conann raconte l’histoire d’une femme capturée par des Amazones guerrières. Par un parcours peu clair et peu crédible (mais qui se soucie de la crédibilité ? répliquera-t-on), elle est incarnée par différentes actrices selon les âges de la vie. L’idée centrale du film est que chaque incarnation de Conann tue celle qui l’a précédée. À l’exception d’une séquence située dans les rues de New York (pourquoi là ? nul ne le sait), cette évolution se fait dans un temps qu’on pourrait dire mythologique, puisqu’on ne peut ni identifier un lieu, ni un environnement précis. Il faut ajouter à cela que le personnage de Conann est perpétuellement accompagné de Rainer, femme à tête de chien excessivement bavarde, commentant sans arrêt la moindre action, mais pour répéter toujours la même chose : « Conann est barbare et sera la plus barbare de toutes ». Cela contribue à faire de ce film une litanie ininterrompue, faisant tout d’abord naître chez le spectateur une certaine curiosité amusée, laquelle est vite remplacée par un agacement certain, pour se muer enfin en un désespoir profond. Car passé les vingt premières minutes du film, on ne comprend certes pas grand-chose, mais on comprend du moins que chaque incarnation de Conann est vouée à être occise par la suivante, et dès qu’apparaît une nouvelle version du personnage, on sait que l’hémoglobine va jaillir. Tout se passe d’ailleurs comme prévu, et rien ne vient rompre le paisible déroulement de cette infinie variation sur la mort. On peut certes y lire une forme de méditation sur le surpassement de soi, compris dans une dimension nietzschéenne : il faut que notre moi meure à lui-même pour atteindre une forme supérieure d’accomplissement. C’est peut-être cette étrange prophétie qu’incarne la Conann du film de Mandico. « Embrasse ton destin » déclare en ce sens Rainer à Conann alors qu’elle roule un patin à son double avant de le trucider.
Rien ne renvoie à rien, et le film tourne comme une boucle infinie, ressassant ad nauseam la même violence gratuite et la même vacuité.
Mais la cerise sur le gâteau déjà indigeste apparaît à la fin du film : dans une mise en scène glauque à souhait, Conann alors assez âgée, offre sa fortune à de jeunes artistes à la seule condition qu’ils mangent son corps savamment préparé. C’est donc sur une séquence de « Conann à Top Chef » que se clôt le film : les bras sont laqués d’une réduction d’agrumes parfumés au gingembre, les cuisses rôties sur leur lit de patates douces au paprika, et on en passe. Une fois réprimé le fou rire de malaise, on comprend ainsi l’ultime métaphore du film comme une critique de l’opportunisme de pseudo-artistes prêts à toutes les ignominies pour obtenir de l’argent. Critique non dénuée de poujadisme, puisqu’on pourrait également lire dans cette scène une condamnation en bloc de tous les créateurs mis en scène comme avides et superficiels, prêts à se plier à la plus abjecte anthropophagie pour des billets verts. Une chose est sûre, le film laisse un goût amer.
La violence déréalisée
Par-delà les réticences précédemment exprimées, on peut trouver contestable le parti pris du film sous deux aspects. Le premier – de pure forme – étant qu’en rompant avec toute forme de réalisme, Conann bat en brèche ce qu’on pourrait nommer « l’efficacité réaliste » d’un film de genre. C’est bien souvent en s’insérant dans une réalité parfaitement identifiée qu’un film de genre rend possible la pertinence de son discours : plus profonde est la brèche qu’il creuse dans la réalité, plus percutant est son propos. Pour le dire autrement, c’est en faisant fond sur l’objectivité d’une époque, d’un milieu social, ou d’un cadre temporel que l’irruption du fantastique sera la plus efficace. C’est typiquement ainsi que peut nous apparaître monstrueux – dans tous les sens du terme – le personnage de La Mouche de Cronenberg. L’évolution de son état est d’autant plus révélatrice d’une rupture avec l’ordre du réel que ce dernier est spontanément identifiable. Or, Mandico s’emploie à souligner l’irréalité de son propos et signifiant dès l’ouverture le caractère factice de la mise en scène : à la suite d’un ample mouvement de caméra, le personnage de Rainer va tourner le dos au spectateur pour ensuite se retourner transfiguré en chien, avant de déclarer : « Le spectacle va commencer. » Tout est artifice ; tout est symbole. C’est pourtant là que le bât blesse, car à ancrer le film dans un bain résolument anti-réaliste, toute action, toute péripétie devient un symbole qui ne renvoie à aucun référent. De cette absence de référent, l’action en devient insignifiante. Rien ne renvoie à rien, et le film tourne comme une boucle infinie, ressassant ad nauseam la même violence gratuite et la même vacuité. Conann succombe ainsi à l’écueil que dénonçait Bazin consistant à croire que « pour se libérer de la servitude temporelle, il suffisait de s’évader de ses signes les plus évidents dans le costume ou dans l’action, de choisir un sujet médiéval ou antique, de travailler dans le rêve et l’irréalité » (« À propos de réalisme », Écrits complets, t. I, p. 88).
Le second reproche découle du premier. L’absence de référent de la mise en scène a pour corollaire l’absence de référent du discours : Rainer ne cesse de dépeindre Conann comme l’incarnation de la barbarie, et tout se veut une débauche de violence, mais à déréaliser à ce point la mise en scène qui se présente comme une peinture rude et âpre de la monstruosité, elle verse dans un kitsch absolu où tout n’est que masque, faux sang, et brutalité de pacotille. Là est sans doute le grand danger du film : faire passer la violence et la barbarie pour un jeu de rôles et de pions. C’est in fine à une esthétique de jeu vidéo que se résume le film de Bertrand Mandico, faisant de son personnage un épouvantail qu’on remplace à loisir par un double de lui-même. C’est ainsi à une pure virtualité des images que se résume le parcours de Conann, comme si ces dernières n’avaient ni sens réel, ni poids symbolique. Tout n’est que brume et apparence, chaque personnage se résumant à un statut de « joueur » dans un décor qui n’est conçu que pour accréditer leur absence de consistance. Là réside le danger : faire de la barbarie et de la violence un pur « effet de style », où ce qui est montré est, pour ainsi dire, immédiatement nié par la mise en scène. La brutalité revendiquée se trouve dégradée en un simulacre, comme si égorger quelqu’un revenait à faire mourir un avatar dénué de vie et d’importance. Un jeu vidéo où la vie et la mort perdent leur sens, puisqu’on peut renaître indéfiniment. La conséquence en est que Conann finit par tourner à vide, comme une mécanique bien huilée qui répéterait sempiternellement le même discours. En abordant un sujet aussi complexe que la barbarie et le déchaînement de violence, ce qui compte – comme avait un jour dit Rivette dans un article passé à la postérité – c’est « le point de vue d’un homme par rapport à ce qu’il filme ». Or, il semble bien que le point de vue de Bertrand Mandico par rapport à la mort et la violence soit d’une insouciance frisant au mieux le ridicule, au pire l’immoralité.
Ce film sonne in fine comme un désaveu de ce qui constitue pourtant le propre du cinéma : prendre les images au sérieux. Le meilleur moment du film est celui où les lumières se rallument dans la salle.
- Conann, un film de Bertrand Mandico, avec Elina Löwensohn, Françoise Brion. En salles le 29 novembre 2023.