Claudel Barrault, interprété sur la scène du Poche-Montparnasse jusqu’au 28 juin, est une adaptation libre de la correspondance entre deux grands hommes de théâtre, Paul Claudel et Jean-Louis Barrault. Alors que l’inconcevable s’épanouit derrière les portes des camps de concentration, le « poète » et le « créateur » n’auront de cesse d’alimenter le feu sacré de la création artistique, à travers un échange épistolaire plus ou moins tendre autour de la mise en scène du Soulier de satin.
Nous sommes bel et bien en pleine Seconde Guerre mondiale. La radio qui rythme la vie des foyers français, avec ses voix grésillantes et ses chants patriotiques, les vrombissements des avions de la Luftwaffe et les extraits du Journal d’Anne Franck en sont autant de témoignages. C’est aussi un choix ; celui du dramaturge Pierre Tré-Hardy qui décide d’intercaler, entre chaque lettre de Claudel et de Barrault, des bruitages, mais aussi des paroles de résistance, des complaintes poétiques, des écrits bruts énoncés avec justesse par la comédienne Clémence Boué.
Il y a donc d’un côté Claudel (Jean-Pierre Hané), auteur reconnu, âgé de soixante-quinze ans et de l’autre, Barrault (Arnaud Denis), jeune et enthousiaste comédien à la tête de la compagnie Renaud-Barrault qu’il fonde avec son épouse, l’actrice Madeleine Renaud, et au milieu cette femme, assise à côté de son poste de radio, porte-parole des voix du passé et symbole de l’espoir. Le trio tend ainsi à équilibrer une correspondance focalisée sur le théâtre, ses réflexions sur l’interprétation et la mise en scène dans un inadéquat mais fatal contexte de guerre qui fera plus tard dire à Adorno : « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare ».
Une lecture vivante
Claudel Barrault est une réussite car la lecture ne se résume pas à un simple dialogue, à un jeu d’alternance facile. Elle est rendue vivante par des temps laissés à la réception des mots, par une gestuelle économe mais efficace et une tonalité propre à chacun qui donnent à voir et à entendre deux personnalités distinctes ; un Claudel un soupçon prétentieux mais bienveillant face à un Barrault d’une ferveur et d’une admiration pour le vieux maître sans pareilles. Leurs échanges sont parfois mordants, souvent passionnés et exposent la genèse d’une œuvre dramatique majeure portée sur les planches: Le Soulier de Satin.
Pour mémoire, Le Soulier de Satin est un drame sentimental complexe, mêlant le divin au comique et à la bouffonnerie du réel. L’action, étalée sur une période de vingt ans, se déroule à la Renaissance, et est découpée en quatre journées, suivant la tradition du siècle d’or. En dépit de la richesse de l’intrigue et de la beauté du Verbe de Claudel, la pièce, d’une longueur exceptionnelle de onze heures ne put être que rarement représentée. « Heureusement qu’il n’y avait pas la paire ! » ironisait Sacha Guitry. De onze heures, la durée du spectacle en sera finalement réduite à cinq par Barrault pour une représentation en novembre 1943 à la Comédie-Française.
Quelle place pour la création en temps de guerre ?
Claudel Barrault interroge en filigrane la place de la création en temps de guerre. Et à ce propos, la mise en scène semble mettre en évidence la vanité de la conversation entre l’écrivain et le comédien. Les deux hommes se préoccupent en effet peu de ce qu’il se passe autour d’eux. Ils ne vivent que pour le théâtre, uniquement le théâtre ; ce que l’on ne pourrait évidemment pas leur reprocher. De leur correspondance est absente toute remarque politique ou conjoncturelle, juste quelques futiles mentions de la météo, des conditions matérielles de la représentation qui se voit sans cesse repoussée. Ainsi, la redondance des témoignages historiques qui permettent au spectateur de s’immerger dans la France des années 1940 ne font qu’accentuer un décalage gênant entre la cruauté et le désespoir qui imprègnent le quotidien et l’insouciance du dialogue. La correspondance de Claudel et Barrault est comme hors du temps, entièrement dédiée à la révélation d’une œuvre magistrale, à la transfiguration du texte à la scène.
La correspondance de Claudel et Barrault est comme hors du temps, entièrement dédiée à la révélation d’une œuvre magistrale, à la transfiguration du texte à la scène
C’est donc à la fois un hommage rendu à Claudel et à Barrault, à leurs plumes portées par les voix de Jean-Pierre Hané et d’Arnaud Denis, une manière de redécouvrir Le Soulier de satin, en même temps qu’un moyen sous-jacent de questionner la responsabilité des artistes à une époque où la création, corrompue, censurée, ou sévèrement limitée a bien failli céder au mutisme.
- Claudel-Barrault, adaptation libre de Pierre Tré-Hardy, mis en scène par Jean-Pierre Hané, avec Clémence Boué, Arnaud Denis et Jean-Pierre Hané, jusqu’au 28 juin au théâtre de Poche-Montparnasse.
Jeanne Pois-Fournier