Clara Grande

Clara Grande : solitude pandémique

Dans Un jardin d’hiver, Clara Grande tisse une toile narrative complexe où se croisent les thèmes universels de la quête de sens posée par le vieillissement dans un monde confiné par une pandémie et de la solitude qu’elle engendre. La protagoniste, le double de l’autrice, y est confrontée à la perte de son emploi de serveuse en mars 2020 et propulsée dans un CHSLD (Centre d’hébergement de soins de longue durée), où elle fait face à la réalité brutale de la vieillesse et de la mort exacerbée par la crise sanitaire. 

Clara Grande

« Le 12 mars 2020, j’ai perdu, comme bien d’autres, mon emploi de serveuse », écrit-elle pour rendre compte du basculement dont elle a été victime de manière soudaine. Obligée de s’y conformer, Clara trouve un travail d’aide-soignante au CHSLD, un centre marqué par les combats et les difficultés de la crise pandémique. Le récit suit donc le rythme effréné des tâches qui la maintiennent pourtant à une vitesse minimale : « prendre soin des vieux oblige à ralentir ». Clara est bouleversée par des réflexions philosophiques sur la vie elle-même qui, fragile, rend la solitude universelle et virale, les protocoles et les restrictions sanitaires n’aidant pas. En somme, la pandémie est un catalyseur, une toile de fond devenu premier plan dans la peinture des faiblesses humaines : les relations et la perception du monde en sont entièrement bouleversées. 

Le bruit des gestes et du silence 

Les chapitres sont succincts et construits par une prose minimaliste qui pourtant évoque toute la complexité de la communication intra-muros, celle qui se trame à l’intérieur du centre. De fait, elle devient presque non-verbale, chaque silence devenant porteur de significations multiples ; les mondes intérieurs qui ne peuvent être saisis flottent sur la page comme des anonymes. Inévitablement, le silence règne en maître dans ce centre peuplé. Face au médecin, la protagoniste préfère même se cacher derrière l’usage du silence : « Il ne se contentera pas de mon non-verbal. » Conceptualisé, le « non-verbal » est la continuité de l’outil tangible qu’est le masque sanitaire : « je lui souris sous mon masque ». Madame Petitclerc, comme tous les autres patients, ne verront cependant jamais la véritable forme de son sourire. 

L’exploration du langage est également conduite par l’absence de celui-ci : les dialogues se font rares et, quand ils surviennent, ils sont presque laconiques. Les mots, face à un monde en crise, deviennent insuffisants pour décrire les expériences vécues. C’est dans le silence et les gestes que s’opère la véritable communication : « Je mime l’air qui rentre, qui sort, et l’abdomen qui se détend. Elle pince les lèvres et lève les sourcils, les narines bien rondes, inspire en bombant le torse pour expulser un souffle fragile. On se regarde un moment en silence. » Le langage devient ici silencieux, traduit par la répétition de gestes qui parlent d’eux-mêmes : chaque mouvement remplacerait donc les mots manquants.  

Présences absentes

Les chapitres succincts sont également le reflet du quotidien de la narratrice, un monde où chaque geste et chaque regard semblent régentés par la nécessité et la monotonie du quotidien : laver, nourrir et rassurer deviennent le fil conducteur d’une vie où le temps semble suspendu, voire figé dans une répétition inlassable : « On se fait habiller, on met son dentier, on avale ses pilules, […] on se fait changer de couche, on avale ses pilules, puis c’est l’heure de la sieste, on prend la collation,[..] On se distrait avec des mots croisés, […] on met le pyjama, on se dit bonne nuit, on espère de beaux rêves. Certains ont la chance de ne plus avoir toute leur tête. » Les soignants ont un pouvoir presque artisanal sur les patients du centre qui, pour être soignés, deviennent le reflet de leurs propres incapacités. Dans cette accumulation d’impossibilités sans cesse répétées, la narratrice rend compte de la vulnérabilité et d’une forme de déshumanisation des patients qui finissent malgré tout par être « souvent seuls ».  

Cette banalité de gestes s’étend à la normalisation de la solitude qui s’infiltre dans chaque recoin du récit, depuis les gestes automatiques à la relation ambiguë de la narratrice avec Alexis, un homme qu’elle fréquente : « Je m’ennuie du quotidien à deux : se balader à deux, cuisiner à deux, éplucher des pommes à deux, se taire à deux. Au pire, j’adopterai un autre chat – plus casanier celui-là – et j’aurai des poules, un jour. » Le sentiment d’isolement n’est donc pas seulement une conséquence de la pandémie, mais devient un état d’être, partagé et banalisé. La protagoniste elle-même reste profondément seule, incapable de toucher ou de saisir vraiment l’autre. Elle se retrouve à allumer « une bougie pour créer une présence » dans son appartement de Montréal. Quand les autres l’entourent, elle ne sent pas leur présence, mais cherche maladroitement à la recréer quand ils sont absents.

Le sentiment d’isolement n’est donc pas seulement une conséquence de la pandémie, mais devient un état d’être, partagé et banalisé.

Entre la vie et la mort 

La vulnérabilité des corps fragiles fait écho à la fragilité intérieure de la narratrice elle-même, étant donné que les patients la mènent également à engager des réflexions sur la vie et la mort, l’entre-deux et l’au-delà. Par exemple, Monsieur Perez la met mal à l’aise lorsqu’elle lave ses parties intimes, un soin qui la confronte à sa propre vulnérabilité et à la réalité de la déchéance physique : il « continue de la fixer » continuellement, un regard qu’elle essaie d’éviter au profit de l’évitement et de la solitude. Quant à monsieur Gagné, qui cherche continuellement un contact humain pour s’apaiser, il est le vecteur d’une réflexion sur l’angoisse de la fin de vie et l’effroi que suscite la perte de contrôle sur son propre corps : « Il laisse échapper un cri grave, douloureux, et lance son verre ». La fragilité des personnes malades déborde sur la protagoniste qui elle-même commence à se sentir « vieille », usée par ce métier qui exige d’elle de prendre soin des autres au détriment de sa propre intégrité, dans un monde fracturé par une crise sanitaire mondiale.

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La mort, omniprésente, est traitée avec une forme de banalité déconcertante où l’inévitable n’est pas dramatisé, mais traité comme un élément ordinaire du quotidien. La vie y est décrite dans toute sa finitude, réductible à quelques objets jetés dans un « sac poubelle noir ». La description de la chambre vidée n’est pas accompagnée de pathos : aucune émotion ne transperce la page – elle se finit, comme la vie dans le récit, avec une simplicité qui surprend par sa sobriété. 

Force est de constater que le style sobre et détaillé de Clara Grande confère au récit une atmosphère mélancolique et grave, qui devient l’expression d’un sentiment plus profond de perte, de nostalgie. Le titre en est révélateur. Un jardin en hiver, endormi sous la neige, peut sembler mort à jamais, mais garde tout de même en lui la promesse d’une renaissance au printemps. De la même manière, la narratrice, à travers les ombres de la mort et de la maladie, tente de trouver un sens à son existence. Comment préserver notre humanité dans un monde où elle semble constamment menacée ? Le roman nous invite à une réflexion sur la condition humaine, sur la manière dont nous naviguons entre vie et mort, lutte et abandon, peur et espoir. 

  • Un jardin d’hiver, Clara Grande, Le Cheval d’août, 2024.
  • Crédit photo : © Yvan Genest

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