Pour cette seconde journée couverte par Zone Critique, trois œuvres très différentes qui ont pour dénominateur commun la transformation et la métaphorisation des images. Soundtrack to a coup d’état utilise le Jazz comme arme politique, Boolean Vivarium fait du codage d’un jeu vidéo une réflexion sur la mort, et Sauve qui peut décrit le pourrissement de notre système de santé à travers des mises en scène aussi ludiques que déchirantes.
- Sauve qui peut, Alexe Poukine (Belgique, France, Suisse, 2024)
Pour développer l’empathie et les qualités humaines chez les soignants, un centre de formation propose de les mettre dans des situations caractéristiques de leur métier présent et futur, face à des acteurs. Le thème choisi par Alexe Poukine pour son documentaire est intrigant et surtout original. C’est un vrai soulagement face à la pléthore de films d’hôpitaux qui ont tendance à montrer avec gravité la situation désastreuse de nos services de santé. Pourtant, la première scène ne laissait présager rien de bon : un soignant annonçant un cancer à un comédien très convaincant. Immédiatement, nous sommes confrontés à notre propre moralité, et l’on craint que le film ne soit trop misérabiliste. Mais la brillante idée de la réalisatrice, c’est de faire des allers-retours constants entre ces instants difficiles et d’autres plus charmants, qui ont cette capacité à susciter l’amusement si ce n’est la franche rigolade. Ainsi se succèdent les séquences, et c’est le centre de formation tout entier qui se dévoile devant la caméra de Poukine : des étudiants face à leur première consultation de médecine généraliste, une jeune ostéopathe confrontée à un patient lourdaud, une infirmière qui doit gérer une tentative de suicide, et même deux employées du centre en train d’écrire le scénario de la prochaine mise en scène. Parfois, les identités se brouillent, les acteurs ressemblent à de véritables patients, les soignants pourraient passer pour des acteurs, et, tout en ayant un certain recul sur la situation, on ne peut s’empêcher d’assister à l’émergence d’une forme de vérité. Tout comme les sujets, le spectateur est mis à distance pour pouvoir mieux appréhender sa propre douleur, sa souffrance et même sa mort.
Alors que le programme semble doucement s’épuiser et que le film risque de tourner en rond, les situations se complexifient. Les faux patients disparaissent du cadre et les acteurs deviennent eux-mêmes des soignants, notamment dans une tragique séquence où des internes doivent réagir au burn out d’une de leur collègue. Cette nouvelle donnée vient subtilement rappeler la réalité de notre système de santé. Si les moyens étaient mis en œuvre et si les hôpitaux n’étaient pas considérés comme des entreprises capitalistes, alors certaines de ces mises en scène n’auraient pas lieu d’être. C’est toute la beauté de Sauve qui peut que de déplacer lentement son sujet pour en traiter un autre, celui de la déliquescence d’un service public délaissé par une élite néo-libérale possédée par les démons du capitalisme.
Théodore Anglio-Longre
Prochaine projection le mardi 26 mars à 13h45 au Forum des images.
- Soundtrack to a coup d’État, Johan Grimonprez, (Belgique, France, 2024)
Contrairement à ce qu’indique le titre, la musique ne joue pas le rôle de bande originale dans Soundtrack to a coup d’État, elle est un instrument politique à part entière. La chanson « Indépendance Cha-Cha », diffusée sur Radio Congo belge en 1960, devient l’hymne des mouvements anticolonialistes alors que le pays conquiert enfin son indépendance. De l’African Jazz au free jazz en passant par l’engagement de Nina Simone et Miriam Makeba, ou encore le concert que donne Armstrong à Léopoldsville sous surveillance de la CIA, c’est une fascinante histoire sonore que Johan Grimonprez raconte. Elle est fondamentale parce qu’écrite en contrepoint des images officielles avec lesquelles le cinéaste s’amuse pour déceler les mensonges d’État, les tours de passe-passe des services de renseignements et de l’ONU, et les violences sourdes que les empires coloniaux font subir aux pays non-alignés. Ce mashup visuel et musical fait apparaître les dissonances et suscite souvent l’hilarité comme avec la fameuse chaussure brandie par Khrouchtchev lors du débat sur l’indépendance des pays colonisés. Contre l’universalisme prétendu de la musique qui rassemble les peuples, il s’agit de montrer le jazz comme un discours politique dissident, porté par Miles Davis, Theolonius Monk et Dizzy Gillespie, l’inventeur génial du bepop qui va jusqu’à se présenter aux présidentielles américaines. Outre la ligne narrative musicale, le récit est porté par trois figures majeures : Andrée Blouin, politicienne de la République centrafricaine, Conor Cruise O’Brien, un diplomate irlandais et In Koli Jean Bofane, écrivain belgo-congolais. Leurs témoignages révèlent l’orchestration par les États-Unis et le gouvernement belge de l’assassinat du leader Patrice Lumumba, presque aussi dangereux pour le sacro-saint sommeil occidental que son contemporain Fidel Castro.
Le plaisir d’entendre de très célèbres morceaux comme Black and Blue ou In a sentimental mood s’associe à une admiration sans bornes pour le travail colossal qu’a accompli le cinéaste. Il mobilise une quantité astronomique d’archives télévisuelles et de références universitaires pointues sur l’histoire du Congo. Nombre de ces archives sont inédites ou alors bien trop rarement montrées, à l’instar des images de mercenaires qui assassinent froidement les insurgés après l’échec de l’indépendance du Katanga. À l’esthétique clipesque d’un défilement ininterrompu de courtes séquences s’ajoutent des citations d’ouvrages comme des notes de bas de page. Le film, qui a été présenté au festival de Sundance, réussit brillamment son pari de mélanger l’analyse historienne des événements à l’art bouffonesque de la caricature. Informatif et divertissant, Soundtrack to a coup d’État est d’abord un manifeste poétique et politique. De ceux qui brisent les carcans formels et déboulonnent les statues avec une passion militante. D’ailleurs, le film s’achève sur la mise en parallèle du cri déchirant, rageur, désespéré de militantes lumumbistes avec la suffocation mélodique de la chanteuse Abbey Lincoln.
Marthe Statius
Prochaine projection le dimanche 24 mars à 13h30 au Forum des images.
- Boolean Vivarium, Nicolas Bailleul (France, 2024)
Un climatiseur. Rattaché à rien, il trône fièrement au milieu d’un grand ciel bleu et surplombe le vide qui l’entoure. Léo et Nicolas le regardent religieusement. D’abord, un long silence, des regards fixes ; puis, peu à peu, les deux amis profèrent une longue suite de phrases venant le décrire, le rectifier, l’analyser. Lentement, nous comprenons : ils ne prient pas, ils créent.
Ces deux premiers plans portent en eux tout l’enjeu du film : l’interaction entre le jeu vidéo en train d’être programmé et ses deux créateurs qui s’écharpent ou s’harmonisent. Nicolas Bailleul nous propose non pas un mais deux vivarium : celui numérique, moins un jeu qu’un concept où nous observons une maison pourrir peu à peu, et celui bien vivant, de ces deux programmeurs enfermés dans une résidence, et dont les comportements sociaux se délitent également. Boolean Vivarium se pense comme un concentré d’observation, un coin carré d’expérimentation où sont enfermés ses personnages et leur création. Rythmé par les cliquetis de souris et de clavier, le projet avance, et les échanges entre Léo et Nicolas deviennent de plus en plus directs, débarrassés de toute couche superflue de politesse. La caméra, posée dans un coin, est progressivement oubliée des deux protagonistes qui se grattent, se curent le nez, se vautrent dans la mauvaise foi. Leurs interactions souvent amusantes, entre obsessions pointilleuses et répliques excentriques, sont composées de chiffres, de 0.7, 0.1, de variables de vitesse pour trouver la bonne putréfaction des poubelles et l’apparition des moisissures. En cherchant à recréer les conditions exactes d’un pourrissement sur terre, Léo et Nicolas nous forcent, bien que de manière extrêmement ludique, à affronter la mort et la détérioration. Les quelques plans pris à l’intérieur du prototype sont les plus marquants : entre la moquette sale et le climatiseur gît un homme gigantesque dont la masse corporelle va accélérer les processus de décomposition. Une image étrange, morbide, mais qui enthousiasme : qui dit cadavre dit plus de mouches et d’asticots ! Malgré tout, Boolean Vivarium déçoit un peu en ne tenant pas ses promesses : s’il suit la mise en place du vivarium, nous aurions aimé le voir pourrir. Le concept aura eu raison du film.
Pauline Ciraci
Prochaine projection le mercredi 27 mars à 16h45, Cinéma 1, Centre Pompidou.
Journal précédent :
https://zone-critique.com/critiques/cinema-reel-2024-journal-1/
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