Dans Sainte Chloé de l’amour, la poétesse Chloé Savoie-Bernard interroge son éducation religieuse et les valeurs avec lesquelles il lui a fallu se construire en tant que femme. Chemin de croix cathartique, le recueil nous emmène dans une quête identitaire incandescente qui bouscule les dogmes, les aliénations et le langage.
Voix majeure de la littérature poétique québécoise, Chloé Savoie-Bernard est enfin éditée en France avec son dernier recueil, Sainte Chloé de l’amour. Derrière le bleu intense de ce nouveau volume des « Poche / Poésie » du Castor Astral, se cachent des textes non moins intenses et un sujet qui pique la curiosité. Le recueil, organisé en six parties, s’ouvre sur l’éducation religieuse de l’autrice.
« avant d’enseigner les règles de grammaire
elle nous mettait en bouche la religion
je ne l’ai jamais recrachée pas même aujourd’hui
qu’elle y jouxte le sein de celle que j’aime »
Dévorante dévotion
Rébecca Chaillon, qui signe une préface débordante de sororité, rappelle que, dans une société patriarcale, les représentations de la femme se limitent souvent à trois figures : « il y a la Vierge, la Mère, la Putain. » Très tôt, c’est la Sainte que Chloé Savoie-Bernard choisit. Enfant, elle se jette dans la religion avec gourmandise. La foi est un refuge qui lui permet d’échapper à la violence de l’enfance, de la famille, de la société. Elle est une enfant intense elle aussi, qui ne demande qu’à exister, qu’à fleurir, et la religion est le nectar dont elle se régale : dieu (sans majuscule) est tour à tour « pain », « muffins », « sucre », délices dont elle ne se satisfait jamais entièrement. « La foi est dans le ventre » lit-on dans la préface. Et l’âge permet une innocence bienvenue : « jouer au papa et à la maman avec ma voisine / là aussi j’étais avec dieu »
Or, Chloé ne se veut pas simple croyante, elle se veut sainte.
Or, Chloé ne se veut pas simple croyante, elle se veut sainte. Et pour cela, il faut que l’alchimie fasse effet, que le désir devienne dévotion. Commence alors un cheminement obstiné vers l’amour — une certaine idée de la pureté, d’un don de soi total —, une trajectoire de martyre s’il le faut, que la poétesse décortique et analyse en même temps qu’elle s’avance sur cette voie.
« sainte Chloé est dans tous mes sourires
c’est elle qui vous dit ce n’est pas grave vos retards
vos lacunes vos inconséquences
vos pieux mensonges délicats
c’est elle qui vous dit
j’en ai vu d’autres
elle parle pour moi »
Donner jusqu’à dissolution
Ainsi, « en bonne sainte », Chloé pardonne. Elle pardonne les offenses, les manquements, les blessures qu’on lui inflige. Chloé pardonne et tend l’autre joue, Chloé pardonne et demande à dieu de la pardonner en retour. Mais il est des offenses qu’on ne peut pardonner. Chloé est femme, racisée, queer et la société ne l’épargne pas. La religion se dévore peut-être, mais Chloé se fait dévorer en retour : à trop donner, elle est dépouillée d’elle-même. Avec une infinie douceur, elle pose un regard sur ces moments où le corps nous dit ce que l’on refuse de voir : « pourquoi mes clavicules seules / reflètent-elles mon ressentiment / aspirée de l’intérieur je suis un hologramme / une doublure / une mue ».
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C’est son identité même que les violences racistes et patriarcales nient, qu’elles renvoient au néant. Chloé « flirte avec la dissolution », mais la colère grandit :
« ces mots sont des flammes à traverser
il se peut que l’épreuve me transforme
cette colère reste un transport un mouvement elle me mènera
là où elle le doit ces mots sont à mes poignets
à mes chevilles ils tintent »
La solitude est grande et l’amertume pourrait la gagner, mais Chloé s’accroche : « je cherche à faire fructifier / ce qui me reste de douceur et de tendresse (…) / voir ce qui croît bactérique dans la stagnance ». Un temps, elle cherche à survivre par le biais des autres, leur regard comme une ancre pour résister au ressac. Elle essaie aussi l’oubli, mais sa joie reste insaisissable, « c’est une cible floue / une ecchymose ».
Faire refleurir ses idéaux
Finalement, le salut est peut-être dans le renoncement, ou du moins dans une sorte de compromis : « j’accepte que la vérité n’existe / qu’un instant lorsqu’elle se pose / qu’elle sera déplacée la seconde / d’ensuite ». Il faut donc accepter la limite de ses idéaux pour pouvoir se libérer des dogmes et les refaçonner à la lumière de nos propres besoins. Accepter ses contradictions, aussi :
« est-il possible de continuer à détruire les églises
à les déraciner de leur parvis
tout en souhaitant que nos veines se tapissent de vitraux
pour les taillader avec moins d’ardeur »
Ainsi, Chloé réapprend son corps et son identité, « redécouvre ses propres contours » en même temps qu’une nouvelle manière de « chemine(r) vers l’amour ». Ou bien, c’est dans l’écriture que Chloé Savoie-Bernard trouve un nouveau refuge. « Elle n’a pas peur d’exister (et de mourir) dans son Verbe » dit Rébecca Chaillon. L’écriture est aussi un don de soi. Et ce que la poétesse nous offre ici, c’est un sublime recueil, une poésie d’orfèvre, par strates, dans laquelle « les intrusions du patriarcat, du racisme, de la queerphobie ont fait naître des perles ». Les ronces qui grandissaient dans son ventre et dans sa gorge, elle les a prises à pleines mains pour s’en faire une couronne.
- Chloé Savoie-Bernard, Sainte Chloé de l’amour, Le Castor Astral, 158 p., 9,90 €, octobre 2024.
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