Dans son roman La Langue des choses cachées, Cécile Coulon nous transporte, comme de coutume, dans un univers qui valse entre conte, magie noire et paysages impétueux. Cette fois-ci, ce sont les pérégrinations de ceux qui connaissent la mystérieuse langue des choses cachées, que nous suivons, envoûtés par le mystère qui drape leur délicate présence. À première lecture, on pourrait songer se trouver face à un roman – une presque nouvelle – occulte, ésotérique, trop cryptique pour mériter d’y céder son intérêt. Et pourtant : la langue cachée, celle de Cécile Coulon, si l’on a la patience de la laisser se déployer, nous mène vers des pans inexplorés de la vie, et des infernaux labyrinthes intergénérationnels.
Il y a les médecins ; il y a les guérisseurs. Les médecins parlent avec les remèdes et les médicaments, les guérisseurs communiquent avec le corps et comprennent, les paumes tendues, les chairs blessées. Il est heureux de constater qu’en 2024, le genre du conte survit à celui du témoignage, que la magie et l’enchantement ne se laissent pas engloutir par le fétiche du réel et du mensonge de l’authentique. Car n’a-t-on jamais pressenti que les légendes ornent toujours les rues de Paris, hantent les métros berlinois et auréolent les hauteurs des Alpilles ? Dans La Langue des choses cachées, le fils est appelé pour sa première mission, auprès d’un enfant malade. Sa mère, grabataire, lui cède ses fonctions : il sera, désormais, celui que l’on appelle dans les villages désolés, les vallées creuses et minérales, afin de guérir ceux pour qui la fin est proche. Aucun des deux personnages ne possède de nom : la mère, le fils. Rien ne nous est dit d’eux ; et cela n’importe pas. Enlaçant le récit, un prologue et un épilogue éclairent à la manière d’un cierge presqu’éteint ce que nous découvrons au fur et à mesure de la lecture. En réalité, ce n’est pas une histoire de sorcières ni un récit de fantasy que nous livre Cécile Coulon : c’est une fulgurante interrogation sur ce que sont la mort, la famille, la solitude, la nature, et les traumatismes intergénérationnels. C’est une manière de conte philosophique à la Balzac, c’est le langage qui murmure ce que personne ne parvient à exprimer.
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Nature et cruauté
« J’ai écrit cette histoire dans un état hypnotique, bouillonnant, fiévreux. Je voulais raconter ce que sont ces lieux, ces endroits sans lois inscrites, sans rien si ce n’est une église et un pont, flanqués de quelques maisons. » C’est ce que Cécile Coulon déclare à propos de La Langue des choses cachées. Le défi est relevé haut la main ; il a été pulvérisé. L’art de l’atmosphère fait lettres, il s’agit, assurément, d’un des talents les plus remarquables de Cécile Coulon. La nature – nous voulons dire, LA nature – qui n’épargne pas les hommes, celle qui n’a pas à « reprendre ses droits » puisqu’elle ne les a jamais perdus, voilà ce dont les pages du roman nous badigeonnent le visage et le ventre. Il n’est que rarement donné à un auteur de sentir – et non comprendre, car il n’est plus même question d’entendement – ce que possède le sauvage de beau dans toute la cruauté et le désespoir des paysages qu’il déploie. Cette mise en place d’une nature aussi saturée qu’elle apparaît décharnée est une manière plus qu’habile d’installer l’univers des guérisseurs, ces fantômes de chair qui errent pour le meilleur et le pire, entre les rochers, sur les ponts qui menacent de s’effondrer, au-devant d’horizons que l’on n’ose pas sonder.
« Il comprend pourquoi sa mère l’a envoyé à sa place : elle n’a plus l’âge de marcher jusque-là. Elle n’a plus l’âge d’affronter cette solitude, ces vallées enfoncées. Lui doit apprendre que le soleil, ici, est un meurtrier, que l’eau est si froide qu’elle écrase le ventre, que la nuit les deux collines se rapprochent pour tenir entre leurs cuisses les maisons au chaud jusqu’à l’aube. » (p. 16).
Les guérisseurs eux-mêmes redoutent la nature, et plus, d’ailleurs, que les hommes qui ne voient pas les « choses » (mais quelles « choses » ? Patience.). Les guérisseurs savent qu’elle dit ce qui ne franchira jamais leurs lèvres ; les hommes ont peur, les guérisseurs arpentent le sauvage comme on lutterait sur un dénivelé de 5000 mètres. Ce n’est pas que leurs membres sont plus faibles, que leur composition physique est plus précaire ; c’est qu’ils savent, qu’ils entendent les paroles qui n’en sont pas, des éléments autour d’eux ; le langage incessant des choses du monde les fait tituber.
La nature est un corps à corps avec l’homme, même lorsqu’il demeure cloîtré dans sa maison.
La nature est un corps à corps avec l’homme, même lorsqu’il demeure cloîtré dans sa maison. Le discours de Cécile Coulon ne porte pas d’engagement écologique à proprement parler. Les maux qu’endurent les hommes ne sont pas des punitions infligées par une nature bafouée. Revenant sur la période du Covid, elle déclare : « Je n’ai pas vu ce virus comme une punition de la nature sur l’homme. Un virus est quelque chose de naturel, l’histoire de l’homme est jalonnée par de grandes maladies. En revanche, d’un point de vue philosophique, avoir été confrontés à une mort aussi rapide, inattendue et implacable nous a remis à notre place, dans un écosystème où l’homme n’était pas plus fort qu’un virus. C’est une leçon d’humilité. » (GQ, 25 août 2020). En bref, la lutte n’est pas une question de revanche, de châtiment : elle habite le monde du vivant, elle s’incorpore à l’existence de celui-ci et il convient de l’inscrire dans l’ordre de la normalité. Cette vision très originale du rapport entre nature et humanité, dans lequel cette dernière n’est pas exclue de la première, permet de songer comme nous avons sans le savoir bâti un mur entre nous et ce qui ne parle pas, entre nous et ce qui palpite sous la roche, entre nous et la langue des choses cachées.
Chaque personne que l’on croise semble cacher des souffrances enfouies.
La rédemption : porte ouverte entre la vie et la mort
“Le corps se souvient”. Et c’est vrai, chaque personne que l’on croise semble cacher des souffrances enfouies. L’homme suspecte ces blessures du passé ; le guérisseur lui, les voit, les ressent, les connaît presque comme s’il s’agissait des siennes. Le guérisseur peut bien cacher son regard derrière ses mains, il ne peut pas ne pas voir ; et c’est bien pour cela qu’on l’appelle. Il sait les drames de chaque habitant auquel il prodigue ses soins, il comprend où la maladie frappe, quels organes : le cœur, les poumons, les intestins… Il comprend, et, condamné à parler cette langue qui foudroierait les hommes, il assume seul la vision et les murmures de ces choses cachées qui effraient et dominent l’humanité. Il soigne en parlant avec les mains et le silence.
Or, la nature également se souvient. C’est ce que semble indiquer le tour étrange que prend la première mission initiatique du fils, appelé en première instance pour soigner un enfant, au visage angélique, sévèrement malade. Précisons qu’un guérisseur a pour obligation de ne s’occuper que du patient pour qui il a été appelé, et ne doit se mêler de rien d’autre. Pourtant, le fils désobéit aux codes de déontologie : il répond plutôt à l’appel d’un petit villageois et se détourne du malade qui lui avait été désigné, le seul qu’il était autorisé à voir. Arrivé dans la maison du second garçon, un drame intergénérationnel se révèle avec toute sa violence. Le lieu, devenu la figure du malheur, étouffe sous les crimes perpétrés sur sa terre ; devenu corps de douleur, il meurt avec les femmes que l’on a violentées, déchirées. Or, la mère savait ; mais la mère n’a rien fait. Alors, toute la question de la rédemption se pose, accourt, essoufflée, lors des derniers chapitres du roman. Peut-on, coupant le lien avec sa propre mère, couper les liens maudits d’une génération sacrifiée sur l’autel de l’indicible ? Délivrer, pardonner, corriger ce qui ne peut être suturé, rompre les lois ; c’est l’ultime énigme à laquelle le fils sera confronté :
« Il pense qu’il aurait fait la même chose, mais, au fond de lui-même, une voix de jeunesse, de révolte, vierge des ordres de la mère, ignorante de l’équilibre des hommes, pure de toute parole humaine, de tout commandement divin, cette voix souffle que ce n’est pas juste. » (p. 123).
De ses choix, du pouvoir de vie ou de mort dont il dispose, une ère neuve esquissera un sourire ou un soupir. « Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements. » (p. 7)
- La Langue des choses cachées, Cécile Coulon, L’Iconoclaste, 2024.
- Crédit photo : © Laura Stevens
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