En janvier, à la Villette, deux créations hip-hop ont joué avec les transformations du corps, par le prisme de deux mouvements historiques : le breakdance et le waacking. Notre contributeur, Valéry, a assisté aux deux représentations : Le Culte du Freeze d’Arnaud Deprez et S.T.U.C.K par Mounia Nassangar.
Le Culte du freeze : LA QUÊTE DU FREEZE D’OR
La pièce d’Arnaud Deprez Le Culte du freeze créée en 2024, a investi pour trois jours la salle Boris Vian de La Villette. Pièce virtuose pour trois interprètes et un musicien, cette performance innovante se veut une ode à la recherche du geste parfait, où se mêlent méditation, yoga, breakdance et géométrie sacrée. On suit dans cette performance d’une trentaine de minutes, l’exploration de la figure du freeze, élément technique du breakdance où le mouvement est subitement arrêté pour laisser place à un équilibre parfait, comme une lévitation, le temps de quelques secondes. C’est une prouesse physique qui entraîne la sidération du public dans les Battles de Break.

Tout commence par une méditation qu’Arnaud Deprez, également interprète, nous invite à faire avec lui. Des respirations profondes qui permettent, comme pour le yoga, de faire une pause. La sobriété de la mise en scène nous permet d’apprécier les articulations des corps dans l’espace et la suspension du temps. Pour couronner le tout, le musicien et également immense breaker, Linky Larson, développe au fil de la pièce une ambiance sonore méditative à l’aide d’instruments pour la plupart orientaux. Le parti pris de la lenteur ne gêne pas la réception de l’œuvre, on est au contraire bien souvent fascinés par ce que le corps humain est capable de réaliser. Des plaques tournantes sont utilisées pour pouvoir montrer le corps sous tous les angles. Des règles, compas, équerres, servent à chercher dans les contorsions corporelles la forme parfaite, le nombre d’or. Finalement, on assiste bien plus à la création d’une œuvre graphique, comme un tableau à contempler, qu’à une pièce de danse. Le lien avec l’œuvre picturale se fait au-delà du développement des formes. Elle résonne aussi avec les interrogations des artistes de la Renaissance, voyant dans les lignes et les perspectives un moyen d’accéder au divin, en dévoilant les formes qui se cachent dans la matière. Et les figures des danseurs sont peut-être ici un moyen d’accéder au sacré.
La virtuosité de ces figures de freeze tient pour beaucoup d’un travail de résistance à la gravité. Pensons au même titre aux prouesses circassiennes ou encore aux voûtes des cathédrales dont les courbes fragiles se chargent de porter le poids de l’ensemble de la structure. Ces jeux d’équilibres résonnent en nous-mêmes car ils font écho à cette lutte du corps et de l’esprit pour dominer les lois naturelles dans le prodige de la suspension, contre l’effondrement inévitable (la mort) qui nous guette tous intimement.
Au même titre qu’un Picasso qui ne saurait être Picasso sans sa rencontre avec les arts premiers, Le culte du Freeze ne pourrait advenir sans cet entremêlement de discipline, de pratiques ésotériques, de traités alchimiques, d’où émane un potentiel immense. Pièce avant-gardiste quant à la manière de traiter son sujet, ce n’est pas seulement un moment qui nous convie à une expérience contemplative et esthétique, c’est aussi une expérience philosophique.
Avec sa nouvelle peperformance, Arnaud Deprez élabore une véritable philosophie du freeze, l’entremêlant à des concepts de géométrie sacrée. C’est pour lui une manière d’approfondir cet art singulier, né dans les streets américaines des années 60 et qui semble s’imposer, plus que jamais, comme une étape à part entière de l’histoire de la danse.
- Arnaud Deprez, Le Culte du freeze.
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S.T.U.C.K : UN UPPERCUT AU FÉMININ
Mounia Nassangar a investi le plateau hip-hop de La Villette avec sa pièce S.T.U.C.K. Elle signe ici une chorégraphie 100% waacking. Ce style de danse issu des communautés gays afro-américaines et Latinos de Los Angeles fait partie de la culture du clubbin. Cette danse joue avec les stéréotypes des stars américaines et d’Hollywood. Elle se pratique au départ sur de la Disco-music, avec une certaine exubérance et une excentricité qui rappelle un autre mouvement venu de New York : le Voguing. Sur scène, six danseuses à la présence complètement envoûtante ont électrisé le public de La Villette pendant une quarantaine de minutes, se terminant par une standing-ovation amplement méritée. Un uppercut au féminin qui laisse des traces.

Qu’il est difficile de faire une critique lorsqu’on n’a même pas eu le temps de reprendre son souffle pour comprendre ce qu’il s’est passé ! À la façon du film Climax de Gaspard Noé qui a su promouvoir avec beaucoup de talent cette facette de la culture dites hip-hop, ce sont des images fortes, des flashs de lumières, une chorégraphie précise, millimétrée et puissante, qui nous prennent sans que l’on puisse relâcher l’attention une seule seconde. On est happé dans un vortex de mouvements, où tout s’enchaîne sans longueur ni lourdeur, avec une bande-son superbe qui donne envie de sauter jusqu’au plafond. Les effets de la chorégraphie et de la musique auraient pu se suffire à eux-mêmes, mais la scénographie et le travail de la lumière rendent ce moment encore plus inoubliable ; un grand moment de danse !

Quelques images pour prendre la mesure de la claque : l’entrée sur scène de cette danseuse qui va être soigneusement tondue devant les regards médusés du public. Pourquoi un crâne rasé ? Peut-être comme un signe de protestation, ou d’appartenance. Ou encore ce gospel fiévreux, hypnotique, où les danseuses se mettent en ligne devant la scène, éclairées par une douche de lumière. Gospel enregistré où l’on entend un homme transi par ses mots, parlant de Dieu comme de sa seule protection, la seule qui permette aux communautés, persécutées de toutes parts, de se sentir à l’abri, de se sentir « safe ». C’est peut-être le passage le plus contestataire de la pièce, mais aussi le plus fort, tant les performeuses sont habitées par la gestualité du waacking, qui devient alors leur arme de résistance. Danser pour exister ou résister, c’est peut-être de ça qu’il s’agit vraiment. Et d’une certaine manière la pièce porte bien son nom, car on est stuck (collés) à nos sièges durant toute la performance.
Ainsi s’achève la soirée PLATEAU HIP-HOP organisée par La Villette dont on peut féliciter le travail et le support pour ces nouveaux collectifs et compagnies hip-hop émergentes, qui s’adressent à un public de plus en plus divers, en plus d’ouvrir à des horizons encore inexplorés. Un dernier commentaire qui lie le Culte du Freeze et S.T.U.C.K, les deux pièces qui se sont suivies l’une après l’autre dans la Salle Boris Vian de La Villette. Au-delà de leur appartenance à ce vaste univers hip-hop, ces pièces incroyablement différentes sur le plan formel et sur les buts visés, semblent curieusement s’adresser, de près ou de loin, à quelque chose qui les dépasse. La question de Dieu s’inviterait-elle donc aux soirées hip-hop ? C’est un rapprochement auquel on ne s’attendait pas vraiment, mais il faut croire qu’elle devait avoir lieu. Et si c’était ça, une des facettes de l’Esprit du temps ?
- S.T.U.C.K par Mounia Nassangar.
- Crédits photo : © Sjoerd Derine.
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