Catherine Guérard : Prince/s de son coeur

© Gallimard / Jacques Sassier

Zone Critique revient sur la réédition par les belles éditions du Chemin de fer du roman Ces princes, texte de Catherine Guérard, paru tout d’abord en 1955, et premier roman de l’auteure. Un roman étonnant, tant par son style que par son humour mélodramatique, un bijou fantaisiste d’un contemporain délicieux. 

Paru en avril 2022 pour une nouvelle aventure, Ces princes met en scène un Général sûr de lui qui s’amourache d’un jeune homme mélodramatique, Antoine, un de ces héros tendre et drôle, d’une sensiblerie délicate. Le lecteur se trouve pourtant rapidement amusé et touché par un jeune homme qui s’étonne avec la délectation du texte de tomber amoureux, qui plus est d’un vieux Général. C’est sans compter sur les beaux dessins d’Eric Leroux qui, tout en finesse, illustrent le récit.

La guerre Antoine

« Rien n’est plus contraire à l’image de l’être aimé que celle de l’État, dont la raison s’oppose à la valeur souveraine de l’amour », écrit Georges Bataille dans son article « L’amour d’un être mortel » (1951) et Guérard ne s’y trompe pas lorsqu’elle précise en épigraphe : « Prince : Celui qui possède une souveraineté. » Car en effet, c’est bien d’un choix de tragédie, entre raison d’état et raison du coeur, que s’élabore le roman. Là où gronde la guerre, Antoine est appelé au front, un front qu’il refuse, qu’il désertera d’ailleurs, refusant l’État pour la valeur souveraine de l’amour. Là le titre.

Le texte pose en effet la question du devoir d’une manière forte mais surtout celle de la désobéissance : qui court à une guerre qu’il refuse ? Prince de soi, c’est-à-dire d’une souveraineté propre, contre l’horreur que le monde impose. Voilà sans doute de quoi alimenter l’actualité du roman. Une actualité qui en fait aussi toute sa force littéraire, car si le texte de Guérard puise dans un évident classicisme, certes stylistique, c’est aussi qu’il recourt à des schémas puissamment inscrits dans l’histoire de la littérature, au moins depuis le XVIIe siècle. Une telle écriture offre ici large champ à une intériorité en proie au doute, toujours, à l’instabilité de l’amour, et qui cherche à négocier son rapport au monde et à la société. On pensera, par exemple, aux atermoiements d’un Gide parfois.

Le gouffre d’une actualité politique et guerrière scelle le destin tragique des amants – ces princes dont le roman raconte l’histoire d’amour : « Et lorsque le monde craque et que les bruits sinistres des folies humaines se font entendre, l’amour ne meurt pas, mais c’est un amour qui devient triste.

La guerre survint donc. »

Antoine alors finira par céder à la loi morale que représente le Général, figure évidente de pouvoir et d’autorité, mais qui parfois tressaille d’une dérision qui prépare le Général d’un Balcon de Genet, monté 5 ans plus tard.

« Il partait la rage au coeur, il était lâche, la rage au coeur, il était lâche, la rage au coeur, il était lâche, la rage au coeur, l’amour aussi, l’amour au coeur, l’amour aussi, l’amour en guerre, l’amour la mort, l’amour la mort, l’amour la mort, l’amour la mort…

Le ciel resplendissait d’étoiles, la nuit était douce. Antoine se pencha par la portière et vomit tout son dîner. »

« Déserteur par amour, et pour un homme. »

Antoine-mélo, mais d’un mélo plein d’amour, d’une intemporalité parfois ridicule de l’amour en ce qu’elle nous mène à des extrémités inconsidérés, rend, l’âme abattue, son désarroi sur un trottoir, parce que c’est bien le coeur sur l’estomac qu’il lui faut d’abord quitter son amant, pour se faire plus encore souverain et refuser ce qu’il refuse : et partir, et quitter, et faire la guerre. La morale est ailleurs, l’amour d’un être mortel aussi : « Déserteur par amour, et pour un homme. »

Discours amoureux

Puisque le roman est surtout et avant tout un roman d’amour, qui certes s’organise autour d’un débat qui place la question du devoir de manière impérieuse, mais lui oppose la chaleur d’un besoin d’être aimé, la naissance d’une sensualité et d’un désir étouffés et la conquête de soi dans l’affirmation du soi individuel de la jouissance de vivre.

Parce qu’Antoine part de loin. D’un interdit du plaisir sans doute, d’une forme d’isolement que le Général viendra rompre.

« De tempérament intellectuel et littéraire, il fut tenté de faire Normale Lettres. Mais il s’en dissuada, à cause de sa paresse, laquelle était extrême. Il préféra à la place entrer à Polytechnique où, là, il n’éprouverait aucun remords à ne pas travailler. »

Jeune homme sans aventure ni grande ambition, qui cherche une place dans un monde désoeuvrant.

« Il mit donc toute la mauvaise volonté possible à chercher une situation. Cette mauvaise volonté fut parfaitement récompensée lorsqu’il trouva la place de ses rêves dans une maison d’édition. » et c’est bien entendu en toute logique qu’il légitime naturellement sa propre solitude, comme une volonté d’un refus quasi monacal du monde. « Il se glorifiait souvent en lui-même de ce détachement qu’il avait obtenu vis-à-vis de l’amour. Et pourtant il ressentait parfois un vide si triste et un besoin de tendresse si intense qu’il comprenait alors que dans cette quasi-solitude composée du corps et de l’esprit il n’atteindrait pas le bonheur. » Une sorte d’ascétisme autolégimité qui trouvera vite sa limite dans l’inattendue rencontre avec le Général qui décèle dans la posture de son futur amant une sensibilité ensevelie. « Si Antoine subissait le charme du Général, le Général, lui, fut conquis par Antoine. Il prit un plaisir très vif à la jeunesse exquise et étonnamment fraîche de son interlocuteur et s’amusa des opinions entières que celui-ci formulait. » Puis, au gré d’un dîner, « il se rendit compte que la simple amitié du Général ne lui suffisait plus et qu’il désirait maintenant ses caresses avec une ardeur égale à la violence avec laquelle il les avait refusées. »

C’est précisément dans cette manière de rendre compte d’une intemporalité de la geste amoureuse que le roman de Guérard s’impose.

Évidemment, le roman fait la part belle aux affres de l’amour, de la jalousie maladive à la délicatesse du réconfort. Mais c’est précisément dans cette manière de rendre compte d’une intemporalité de la geste amoureuse que le roman de Guérard s’impose. Il joue de l’extrême fantaisie de nos coeurs amourachés sans moquerie ni jugement, offrant à la fiction la scène d’un jeu amoureux où se rencontrer, en invitant à une nudité de coeur. Car c’est précisément l’initiation que fera Antoine, celle d’abandonner des idéaux factices – ceux d’une solitude quasi misanthropique – pour se laisser approcher, chat en panique, enfant inconsolé.

« Un soir, alors qu’ils marchaient ensemble dans les rues de Montmartre, le Général prenant doucement le bras d’Antoine lui demanda s’il voulait bien être aimé.

Antoine ému et défaillant murmura un oui à peine audible, et baissant la tête, pleura silencieusement. »

En effet, ce qu’Antoine apprend auprès du Général c’est la douceur, tolérer d’être lui-même aimé, ouvrir grand l’œil sur ce qui, en lui, pourrait se révéler aimable, là où il avait abandonné une autre forme de guerre, laquelle, disais-je, est ailleurs : « L’existence d’Antoine prit un rayonnement extraordinaire. Son coeur devint moins dur, il fut heureux. Il se mit à boire sa vie avec une avidité telle qu’on eût pu croire qu’il ne lui restait plus que quelques jours à passer sur terre et qu’il voulait en profiter au maximum. Il se livra entièrement à l’amour qui l’avait vaincu, et jouit autant de cette défaite que la victoire procure de plaisir à d’autres. »De cette guerre contre soi donc, Antoine éprouve le luxe de la défaite et la jouissance d’un impérialisme du coeur : « Cet amour était toute sa vie, et il n’avait plus pour le reste du monde et pour tout ce qui était étranger à sa passion qu’une indifférence extrême. »

 

Évidemment, on ne racontera pas ici la fin, qui croise les motifs de la littérature la plus classique – dans la belle acception du terme – et le bouquet final le plus typique des mélo – là encore, dans…  – , un geste d’une théâtralité comme seul l’amour sait le jouer. 67 ans plus tard, il y a fort à parier que le roman de Guérard réconcilie encore quelques coeurs, et ouvre à une souveraineté de soi dans nos propres guerres intérieures.

Bibliographie :

Guérard, Catherine, Ces princes, éditions du Chemin de fer, 1955.


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