Dans Heureux d’apprendre à l’école : Comment les neurosciences affectives et sociales peuvent changer l’éducation, le docteur Catherine Gueguen entend « [s’] interroger sur le profond malaise engendré par l’école » (7) en adossant sa réflexion aux avancées en neurosciences affectives et sociales. Aussi propose-t-elle une réforme de l’éducation centrée autour de l’empathie et du rôle des compétences socio-émotionnelles dans le monde éducatif.
La démarche n’est pas banale puisque si les chercheurs en sciences de l’éducation ont parfois recours aux travaux de psychologues, neuroscientifiques, et psychiatres pour penser de nouvelles approches pédagogiques, il est moins courant de voir des experts du fonctionnement de l’esprit s’intéresser au système scolaire et à ses rouages.
D’emblée la pédiatre insiste sur l’aspect décisif de la relation enseignant-élève, puisque cette dernière détermine « l’apprentissage, […] la mémorisation, la motivation, la créativité»
La relation enseignant-élève au cœur de l’apprentissage
D’emblée la pédiatre insiste sur l’aspect décisif de la relation enseignant-élève, puisque cette dernière détermine « l’apprentissage, […] la mémorisation, la motivation, la créativité, la coopération dans la classe, le développement, l’épanouissement et le bien-être de l’enfant et de l’adolescent », tout autant que « le bien-être de l’enseignant et à son sentiment de compétence » (11). Le postulat de base se résume à l’inter-titre suivant : Toute « relation empathique et soutenante favorise le développement du cerveau de l’enfant » (17), raison pour laquelle il convient de privilégier un environnement bien-traitant et de bannir la violence éducative qui ne permet pas d’inculquer une discipline personnelle sans conséquence néfaste pour le cerveau dont la maturation atteint son apogée vers 25 ans. Les éducations punitives seraient sources d’insensibilité, d’endurcissement, de carence d’empathie et de comportements antisociaux.
Face à des comportements inconvenants, quelle démarche adopter ? Il faut poser des limites tout en étant concis et factuel, sans forme de jugement. « Puis sachant qu’il est face à un être encore très immature, l’adulte l’apaisera par sa présence comprehensive, sa voix douce, son regard bienveillant, ses gestes tendres .» (22) Viendra ensuite le temps de lui laisser la possibilité d’exprimer le pourquoi de son action et ses émotions, avant de l’encourager par des formules du type : « Je te fais confiance, en grandissant, tu vas apprendre à faire autrement.» (22)
La buena educación, pour pasticher un des titres de Pedro Almodovar, consisterait à construire une relation de qualité entre enseignant et élève basée pour l’essentiel sur l’empathie, dans un climat de sécurité et de confiance, avec une bonne stimulation cognitive favorisant l’auto-évaluation (d’où l’importance des retours du professeur) et le guidage. Le deuxième chapitre intitulé « Que viennent faire les émotions à l’école ? » pourrait remettre au goût du jour la nécessité d’enseigner les compétences socio-émotionnelles dans les programmes de l’Éducation nationale (en mettant l’accent sur l’intelligence émotionnelle comme une des intelligences multiples qu’il conviendrait d’évaluer au même titre que les capacités d’analyse et de réflexion) mais aussi la nécessité de former les personnels aux cultures affectives de leur jeune public. Par exemple, on apprend que le cortex orbitofrontal est immature jusqu’à l’âge de 6 ans, raison pour laquelle l’enfant est « dominé par ses cerveaux archaïque et émotionnel » (43). Ses orages émotionnels sont donc involontaires, ou plutôt subis autant par le sujet que par l’enseignant.
Une approche très pertinente sur les émotions
Certaines réflexions sur les émotions sont très pertinentes par rapport au discours universitaire qui circule à leur sujet et, dans La Séduction de la fiction (Paris : Hermann, 2019) je rejoins l’idée selon laquelle « Il n’y a pas de jugement moral à porter sur les émotions : elles ne sont ni bonnes ni mauvaises. En revanche, elles sont agréables ou désagréables […]» (45), sensations auxquelles notre circuit de la récompense (plaisir/ déplaisir) est réceptif. L’empathie est donc une émotion clef sur laquelle le docteur Catherine Gueguen s’appesantit en s’appuyant sur les travaux de Jean Decety. Pour ce dernier, l’empathie se voudrait « une capacité innée qui permet de détecter et de répondre aux signaux émotionnels d’autrui, capacité nécessaire pour survivre, se reproduire et avoir du bien-être ». Il distingue trois aspects : l’empathie affective (sentir et partager les émotions d’autrui), l’empathie cognitive (comprendre les émotions d’autrui) et la sollicitude empathique (veiller au bien-être d’autrui). Le regard a toute son importance dans cette entreprise car « les yeux jouent un rôle majeur dans la communication affective » (64), sous l’action de l’ocytocine. Le stress est incompatible avec l’empathie car le cortisol (l’hormone du stress) empêche la production d’ocytocine (l’hormone de l’attachement qui joue un rôle central dans l’empathie). En clair, plus les relations sont harmonieuses, plus la production d’ocytocine s’en trouve accrue et plus la relation est conflictuelle et génératrice de stress, plus notre empathie s’en trouve minorée. Et ce que le docteur Catherine Gueguen tient à préciser dans son livre en faveur du bien-être des élèves, c’est que cette mécanique physiologique est la même pour les élèves que pour les enseignants. « Comme tous les humains, ils ont un besoin impératif de recevoir de l’empathie afin d’être eux-mêmes empathiques » (70). Par conséquent, l’on ne saurait trop insister sur cette nécessité de sensibiliser les élèves au bien-être de leur professeur en maintenant des relations harmonieuses afin de construire un rapport gagnant/ gagnant.
Il faudrait donc valoriser les compétences socio-émotionnelles à l’école et, à cet effet, je proposais de favoriser l’intelligence empathique par la culture littéraire. Depuis quelques années des didacticiens français se penchent sur la question de savoir s’il est possible de développer et d’évaluer une compétence émotionnelle telle que l’intelligence empathique au sein de l’institution scolaire mais la pédiatre n’évoque aucun de ces travaux. Elle préfère évoquer les vertus de la bibliothérapie pour stimuler l’empathie chez les lecteurs ou les programmes américains SEL (Social and Emotional Learning) et RULER (Recognizing, Understanding, Labelling, Expressing, Regulating) pour une meilleure gestion des émotions. En outre, elle développe tout un chapitre sur « l’attachement sécurisé » du psychiatre et psychanalyste britannique John Bowlby et un autre sur la nécessité pour les enseignants d’affiner leurs compétences socio-émotionnelles (Voir le chapitre 8), une véritable valeur ajoutée à leur pédagogie qui se répercuterait naturellement sur le climat d’apprentissage. Si l’on traduit cela en termes de bénéfices pour l’élève, on assisterait à une amélioration des résultats scolaires, de la motivation, de la capacité à être autonome, du sens des responsabilités et à une diminution des comportements antisociaux. Selon l’auteure, il faudrait qu’une véritable politique d’établissement promeuve l’apprentissage social et émotionnel sans la circonscrire aux contenus pédagogiques de l’éducation civique. Cet apprentissage aurait des effets non négligeables sur « la connaissance de soi; l’autonomie; la conscience sociale; les compétences relationnelles; [et] les prises de décision responsables. » (151)
Les vertus de la communication non violente
Dr. Gueguen formule des vœux afin que l’institution scolaire fasse la part belle à la communication non violente, ce qui induirait une formation professionnelle supplémentaire, mais pas sans intérêt puisque « les recherches en [neurosciences affectives et sociales] confirment toutes les intuitions de Marshall Rosenberg : […] une relation de qualité avec l’enfant, c’est-à-dire empathique et bienveillante, se révèle être la condition fondamentale pour permettre au cerveau affectif et intellectuel d’évoluer de manière optimale. » (109) La communication non violente se décline en quatre étapes :
« * J’observe un comportement concret qui affecte mon bien-être
* Je réagis à ce comportement par un sentiment
* Je cerne les désirs, besoins ou valeurs qui ont éveillé ce sentiment
* Je demande à l’autre des actions concrètes qui contribueront à mon bien- être . » (112)
Ainsi s’établira un rapport dénué de jugements qui favorisera l’ouverture du dialogue, la compréhension mutuelle et l’apaisement.
Les mots clefs que l’on retrouve au cœur de cette réflexion sont les mêmes que l’on associerait à l’éthique du care : empathie, capacités pro-sociales, coopération, entraide, pour ne citer qu’eux, autant de qualités qui permettraient d’enrayer les comportements agressifs « souvent associés à une augmentation du niveau de stress et des burn-out chez les enseignants qui peut conduire à leur démission. » (170) La pédiatre propose quelques pistes utiles comme celles de favoriser les encouragements plutôt que les compliments qui pourraient être anxiogènes et d’aider l’enfant à nourrir une confiance indépendante du regard d’autrui. Pour cela, il faut le féliciter pour ses efforts et non pour ses qualités ; lui enseigner le goût de l’effort consubstantiel à toute marge de progression ; puis lui faire part d’un soutien indéfectible afin de produire chez l’enfant « de l’ocytocine qui elle-même entraîne la sécrétion de dopamine, molécule cérébrale qui donne du plaisir à vivre, stimule la motivation et la créativité. » (179)
La neuroplasticité du cerveau à la base de la neuropédagogie
Heureux d’apprendre à l’école offre une stimulante démonstration du potentiel des neurosciences affectives et sociales qui visent à « explorer, à comprendre et à connaître la relation et l’état émotionnel optimaux pour apprendre. »
En fin d’ouvrage, quelques chapitres sur la neuroplasticité du cerveau (les expériences remodèlent le cerveau), l’épigénétique (l’environnement modifie l’expression des gènes) et le cerveau (avec une emphase sur celui des adolescents), fournissent les fondements de cette neuropédagogie. Les chapitres 14 et 15 abordent le stress chez l’enfant et chez l’adolescent, mais il est regrettable qu’aucun chapitre ne soit consacré au stress de l’enseignant. En début d’ouvrage, Dr. Gueguen cite une étude qui rappelle que 30 % des enseignants « souffrent de burn-out ou de mal-être psychologique. L’une des causes fréquentes de ce burn-out, ou épuisement physique et émotionnel, vient des relations difficiles avec les élèves qui ont des comportements perturbateurs et manquent de respect à leur égard. » Et dans la foulée, elle prend soin d’ajouter : « C’est pourquoi il n’est pas toujours aisé pour un enseignant d’adopter la “positive-attitude” émotionnelle. » (26) Il me semble que ce discours aurait gagné à être développé en relation avec la notion d’autorité dans un chapitre indépendant.
Malgré de nombreuses redites assez monotones, Heureux d’apprendre à l’école offre une stimulante démonstration du potentiel des neurosciences affectives et sociales qui visent à « explorer, à comprendre et à connaître la relation et l’état émotionnel optimaux pour apprendre. » (267)
Jean-François Vernay