Il est rare qu’un livre parvienne à frapper aussi violemment nos consciences, à nous confronter à notre condition d’être humain. La Prédation (nom féminin) de Caroline Ducey est de cette catégorie. Avec une clarté déchirante, l’autrice partage son expérience de victime de violences sexuelles au sein de ce monde clos et protégé qu’est le cinéma. Elle en extrait une vérité qui brûle en elle et invite notre société à se regarder en face et affronter ses failles. Ce texte dépasse la littérature par sa force : il devient un réquisitoire contre l’inacceptable, un cri de guerre lancé contre les forteresses bien gardées de l’impunité, fortifiées par les puissants, installées sur les ossements des minorités – des femmes, la plupart du temps.
Ducey, initialement confiante dans la vision artistique de Breillat, s’est retrouvée prise au piège d’une réalité bien plus brutale. Ce qu’elle pensait être des scènes simulées s’est transformé en un cauchemar, car la réalisatrice a demandé des actes non simulés. L’un des moments les plus traumatisants, selon elle, fut la demande explicite de Breillat d’une pénétration réelle à l’écran. Face à cette violence, Ducey, désemparée, a dû repousser un acteur, luttant pour préserver son intégrité physique et psychologique.
Elle évoque donc dans cet ouvrage, avec une lucidité glaçante, la façon dont elle a été obligée de participer à ces scènes, malgré ses réticences et ses appels à la réalisatrice. Lorsque la scène fut rejouée de manière simulée, elle en sortit brisée ; aujourd’hui pourtant, l’actrice est parvenue, à l’aide des mots, à dénoncer cette violence déguisée en performance artistique.
Dès les premières pages, Ducey tisse un lien inextricable entre son vécu personnel et l’histoire collective d’une génération animée par un puissant désir de liberté, mais ce dernier se heurte parfois à des limites inévitables. « Catherine Breillat appartient à la génération 68, celle qui nous a laissé ce monde-là. Cette génération s’est enivrée de liberté, elle a eu cette chance et ce privilège », écrit-elle. Et pourtant, ce même privilège s’est retourné contre ceux qui y ont vu une promesse d’émancipation. Pour Ducey, cette liberté conquise de haute lutte s’est trop souvent muée en licence, en débauche, en une permissivité où la ligne distinguant l’exploration artistique et l’abus de pouvoir s’est effacée. La cinéaste Catherine Breillat, symbole de cette génération, incarne les paradoxes de cette époque. « Voilà ce que des personnes comme elle ont fait de la société : un terrain de jeu où se sont épanouies sans entrave leurs névroses. » Pour Ducey, cette liberté sans bornes a généré un monde social où les pulsions les plus sombres ont été glorifiées, où l’abus a été maquillé en art, et où la douleur a été exploitée comme matière première. Il ne s’agit pas de condamner cette génération dans son entièreté, mais d’admettre que l’ivresse de la liberté a parfois aveuglé ses acteurs, incapables de se rendre compte des conséquences de leurs actions.
La mémoire traumatique : quand le passé défie le présent
Dans La Prédation (nom féminin), Caroline Ducey explore l’horreur inextinguible de la mémoire traumatique, cette mémoire qui ne se contente pas de rappeler, mais qui happe, engloutit et fige dans un éternel présent les moments les plus violents du passé. « C’est le trou noir. Je sors de mon corps, mon esprit s’égare dans une zone inconnue », écrit-elle, décrivant ce mécanisme de survie où l’âme se détache pour échapper à l’insupportable. La mémoire traumatique, loin d’être une cicatrice, est une plaie ouverte, une présence dévorante. « Elle est immuable, le temps écoulé n’a pas d’action sur elle », écrit la psychiatre Muriel Salmona, soulignant l’inflexibilité de cette mémoire qui refuse d’être domptée par l’oubli ou le pardon. Elle n’est pas seulement un souvenir, mais un envahissement : « Elle envahit totalement la conscience », plongeant la victime dans une reviviscence constante, où chaque instant redevient un champ de bataille.
Pour Caroline Ducey, la mémoire traumatique est la plus cruelle des prisons dans laquelle le temps n’existe pas et où la douleur est toujours présente, toujours vivante. Elle fait de chaque journée une lutte pour exister au-delà de la violence subie, transformant la vie en un combat pour reconquérir chaque parcelle de soi.
L’illusion de la sacralisation de l’Artiste intouchable
Caroline Ducey met à nu un autre pilier de cette illusion : la sacralisation de l’artiste. Dans un monde où l’artiste est érigé en démiurge, tout lui est pardonné, tout lui est permis. « La sacralisation de l’artiste a permis la glamourisation des fantasmes les plus sordides », écrit-elle avec une lucidité tranchante. Ducey ne mâche pas ses mots lorsqu’elle dénonce la manière dont le prestige artistique a été utilisé comme un bouclier pour protéger les transgresseurs des conséquences de leurs actes. La culture du silence, de l’omerta, s’est enracinée dans ce terreau fertile, permettant aux prédateurs de prospérer dans l’ombre de leur renommée. Notons que cette sacralisation a perverti la notion même de liberté car, au nom de la créativité, des frontières ont été franchies, des vies ont été brisées. « Breillat comme Benoît Jacquot sont protégés par un réseau puissant, solidaire et cruel », accuse Ducey, dénonçant un système complice, un réseau d’influence qui étouffe les voix dissidentes et étend un voile de respectabilité sur les comportements les plus abjects.
Dans un monde où l’artiste est érigé en démiurge, tout lui est pardonné, tout lui est permis.
Ce n’est plus d’art qu’il s’agit, mais de pouvoir, de domination, de prédation pure et simple.
Vers un nouveau paradigme : la force de la sororité
Mais La Prédation (nom féminin) n’est pas un livre du désespoir. Au contraire, il est porteur d’une vision résolument tournée vers l’avenir. Ducey trouve dans la sororité une force nouvelle, une réponse à la violence. Elle décrit son expérience au sein de l’Association des acteur·ices (ADA) comme une révélation : « Je découvre le sens profond du mot sororité. » Pour elle, ce mouvement incarne une rupture radicale avec le passé, un refus de l’isolement, de la honte et du silence. En s’unissant, ces femmes et ces hommes, victimes de violences, forment un front commun contre l’impunité. Ducey clame haut et fort : « Ce n’est pas à nous de partir. » Il n’est plus question de fuir, mais de se tenir debout, de réclamer sa place, de réinventer le monde. Le départ d’Adèle Haenel est un acte politique puissant, mais Ducey rappelle que ce n’est pas en désertant les champs de bataille que l’on remporte la guerre. Au contraire, c’est en restant, en combattant, que l’on peut espérer changer les choses, à la manière, peut-être, de Judith Godrèche, actrice activiste maintenant en première ligne du front contre les violences sexistes et sexuelles dans le monde du cinéma.
Affronter la réalité des violences pour une (dé)prédation possible
Caroline Ducey nous livre une vision implacable et lucide : pour éradiquer la prédation, il faut d’abord avoir le courage de l’affronter, de la nommer et de la dénoncer. La société doit apprendre à regarder en face ses propres abîmes, ses vérités les plus dérangeantes. « J’écris pour contribuer à une prise de conscience collective », proclame-t-elle, exhortant chacun à se défaire de la complaisance et à rejeter les masques qui dissimulent la barbarie sous l’apparence de l’art, qui transforment les puissants en intouchables et réduisent les femmes à de simples victimes. Pour Ducey, la véritable liberté n’est pas dans la domination ou l’exploitation des autres pour satisfaire ses propres désirs. Elle ne peut s’épanouir que dans le respect mutuel, dans la reconnaissance authentique du consentement, et dans l’écoute des souffrances qui traversent non seulement les corps mais aussi les âmes. En bref, il ne s’agit plus simplement d’encourager les femmes à sortir du silence ; il est impératif d’écouter activement leurs voix, de prendre leurs témoignages au sérieux, afin de véritablement transformer les mentalités et réinventer le tissu social.La Prédation (nom féminin) est donc un manifeste, porteur d’un véritable appel au sursaut éthique, visant à redéfinir nos valeurs et à réinventer les relations humaines, tout en invitant à une prise de conscience dépassant le cadre du monde cinématographique. Alors oui, ce livre est une invitation à l’action, un manifeste pour tous ceux qui refusent de se taire, de se soumettre et de se résigner. En lisant Caroline Ducey, on ne peut qu’espérer que sa voix, puissante et claire, résonne dans toutes les consciences, et que de ses mots naissent enfin une prise de conscience commune et globale. Pour qu’enfin « tout redevienne possible ».
- Caroline Ducey, La Prédation (nom féminin), Albin Michel, 2024.
- Crédit photo : © Cha Gonzalez
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