Carlos Pereda : morale pour déracinés

Si l’exil n’a pas d’Âge, c’est en mai 2022 que le philosophe uruguayao-mexicain publie chez Éliott un essai à ce sujet qui connaît un élan nouveau dans la pensée contemporaine. S’inscrivant dans l’héritage philosophique latino-américain, Pereda s’attache à une démarche ontologique et herméneutique qui vise à interroger notre condition d’homme à travers l’expérience de l’exil, bien plus partagée que l’on ne se le représente. 

María Zambrano à propos de l’exil : “Es el devorado, devorado por la historia. …/… es quien solo ante la sombra inmensa del desamparo ante la inmensidad de la vida, deja de ser desterrado para entrar a ser un exiliado…/… El exiliado es el que más se asemeja al desconocido, el que llega, a fuerza de apurar su condición, a ser ese desconocido que hay en todo hombre… …/… no tener lugar en el mundo, ni geográfico, ni social ni político, ni ontológico. No ser nadie ni un mendigo, no ser nada…/… La historia se ha hecho agua que no lo sostiene… No es ya piélago, es más bien agua a punto de ser tragada”.

L’exil en nous

La condition d’exilé n’est pour Zambrano comme Pereda pas considérée comme un phénomène isolé, mais bien plus comme paradigmatique de la nature humaine. L’exil dépouille l’homme de ses ancrages, le met à nu, l’arrache à la circonstance.

L’ouvrage de Pereda ne se veut pas sociologique ni historique, sinon davantage une réflexion autour de l’exil comme objet de philosophie prolifique. Chercheur émérite à l’UNAM (Mexico), il suit ainsi les pas d’une grande philosophe espagnole — elle-même exilée au Mexique — María Zambrano. A plusieurs reprises nous notons les similitudes fondamentales entre ces deux penseurs de l’exil, premièrement par leur démarche littéraire. Comme Zambrano, Pereda invoque la littérature de l’exil, notamment le poète Luis Cernuda dont tous deux citent les vers. La poésie-témoin de l’exil, qu’il nomme “métatémoignages”, sert d’appui prégnant et de récit empirique de l’exil dans le coeur de l’homme. En ne s’appuyant pas sur des témoignages directs et intimes, il privilégie des lignes réfléchies, mûries et corrigées à l’aune de cette expérience, qui seront les reflets de véritables pensées émergentes de l’exil. Car la condition d’exilé n’est pour Zambrano comme Pereda pas considérée comme un phénomène isolé, mais bien plus comme paradigmatique de la nature humaine. L’exil dépouille l’homme de ses ancrages, le met à nu, l’arrache à la circonstance. Pour cette raison Pereda dessine des analogies avec des expériences similaires à l’exil afin de le confronter à nos vies et d’en tirer des leçons qui nous parlent. La nécessité de renaître, la perte, la résistance sont autant d’épreuves auxquelles nous faisons face au cours de nos vies. Ainsi, l’exil comme empereur de ces expériences se présente en “école de vie”, en maître de voyage sur nos chemins. Ces leçons à partir de l’abstraction de l’exil nous enseignent combien le deuil, qui ne saurait être éternel, peut notamment être le seuil de nouvelles expériences. L’exil doit de fait être rendu profondément humain et collectif afin qu’il ne soit pas caractérisé automatiquement comme perte et, par conséquent, douleur absolue. Le tournant de l’exil ne signifie pas une ruine à l’origine d’une souffrance mélancolique individuelle, sinon bien un changement ; nécessité et de “s’interrompre”, et non de marcher aveuglement dans le néant, toujours rivé sur le passé. L’interruption de l’exil est une forme de résistance synonyme de vie. Il dit : “(…) ceux qui vivent l’exil en l’éprouvant comme une perte, en le transformant en résistance, en le célébrant comme une orée”. La douleur de l’exil ne s’arrête pas à une souffrance dans la mesure où elle est fructueuse : elle permet de tisser l’avenir fait de désirs nouveaux, de tâches nouvelles. L’être-sur-le-seuil est alors un état permanent de l’homme qui porte toujours en lui la marque de son origine héritée.

Genèse d’une nostalgie 

Plantant le chemin de l’exil, Pereda revient sur les pas de son héritage. De la Bible à la philosophie Antique, des pionniers du mythe de l’exil ont forgé une pensée autour du départ et de l’étranger. La figure du prophète Ezéquiel, par exemple, “fait de sa vie une allégorie de l’exil”, et son récit inspirera en arts le deuil de la perte dans le partir. Le récit de l’exil porte également la notion d’obligation de quitter, ou châtiment. L’exil est dès lors partagé entre une certaine dignité, et une peine, une punition dans le déracinement. Pour cette raison la littérature Antique est riche d’hymnes, de lamentations et de consolations portant ce thème. Mais l’exil porte par ailleurs historiquement une force de liberté ; Pereda invoque entre autres le philosophe Aristippe : “N’est pas esclave celui qui est libre de partir”. Être étranger partout, et être partout chez soi, voilà les prémisses grecques d’un cosmopolitisme qui nourrira une nouvelle direction réflexive dans la philosophie. Comme dans ces vers de Cernuda, le stoïcisme et le cynisme des cosmopolites évoquent le non-besoin de la segmentation : “La même langue que parlèrent jadis, / Et bien avant que nous naissions, / Les hommes en qui notre existence a pris racine.” L’exil semble ne pouvoir se défaire de son origine sur laquelle il rebondit sans cesse en essayant de se déraciner. La langue permet notamment de représenter une de ces attaches à laquelle se raccrocher. Or la langue de Pereda, l’espagnol, n’est selon lui pas seulement la langue des romans ou des poèmes, mais aussi la semance d’idées nouvelles. Ainsi par un exil herméneutique il est possible de repasser les traces d’un passé collectif, d’une histoire. L’exil est d’abord une découverte, comme l’étayait la conception nietzschéenne du philosophe-explorateur. Il permet de s’interrompre mais aussi de se “déstabiliser” afin de mieux retrouver nos ancrages. L’exil n’a pas peur du tâtonnement ni de tanguer, il est l’apprentissage des intempéries. Partir en exil est un chemin d’apprentissage privilégié d’immersion dans la conscience, dans le corps, dans le temps. Cependant, ces apprentissages ne suppriment pas la difficulté des oppositions : conserver la tension, et ne pas simplifier. Dans cet héritage héraclitéen à ce stade Pereda propose quelques apprentissages de valeur : “La capacité d’introduire des discontinuités dans l’expérience, et en même temps de s’appuyer sur ses continuités”. En ce sens, l’exil tout au long de l’essai est une position privilégiée. Dans une marginalité existentielle perpétuelle, l’exilé est en position de se resituer dans l’histoire car il est privé de lieu et voit sa temporalité altérée. Dans un passé mémoriel, l’exilé revit et résiste.

Apprentissages de l’exil, Carlos Pereda

La tombe d’Antigone, María Zambrano


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