Cette année à La Villette Marlène Monteiro Freitas remonte son ballet CANINE JAUNÂTRE 3, qu’elle avait créé pour la compagnie de danse israélienne la BATSHEVA, en 2018. Avec une chorégraphie et une mise en scène placées sous le signe de la compétition et des sports, les danseuses et danseurs du Ballet de Lyon enfilent leur dossard numéro 3 et nous emmènent dans un délire carnavalesque assumant pleinement le ridicule, durant une longue heure et demie.
En entrant dans la salle, on découvre un groupe de danseurs déjà sur scène, en cercle, chantant, martelant le rythme avec les pieds. C’est un hymne, comme un cri de ralliement, avant l’entrée dans le stade. Les danseuses et danseurs portent toutes et tous le dossard numéro 3, et sont vêtus de chaussettes blanches et de survêtements noirs. À l’avant de la scène des fils élastiques sont tendus, comme si le plateau devenait pour l’occasion un ring de boxe. Une horloge digitale annonce l’heure. Bref, on ne peut pas se tromper : ici, on parle de sport, de vestiaires, de compétitions, de stress, d’odeur de transpiration, de surpassement de soi… Puis on entend le coup de sifflet, l’échauffement commence et une impression d’étrangeté s’invite rapidement sur le plateau, qui va s’intensifier dès que les premiers éléments chorégraphiques se mettent en place : un style robotique, des mouvements en saccades, qui rappellent l’esthétique du jeu vidéo. Les regards hyper-expressifs, clownesques, font toute l’originalité de cette chorégraphie atypique. Les visages sont grimés de rouge-à-lèvres, les mentons sont peints de blancs. Des trinômes utilisent toute la profondeur de la scène et exécutent des suites de gestes parfois loufoques, si bien qu’on ne sait bientôt plus qui suivre, ni quoi voir. Du théâtre ? Du burlesque ? De la danse contemporaine ?
Orchestration de la folie
On a parfois du mal à appréhender ce chaos scénique, cette orchestration de la folie dont l’œil s’imprègne progressivement. Malgré cela, comme par un étrange effet d’habituation, le regard apprend à repérer et tisser les liens de toutes ces histoires improbables, à suivre quelques individualités qui dénotent dans ce grand carrousel d’évènements. On se surprend même à rire de cette imagination débordante et foisonnante, parfois grossière, jamais ambiguë. La répétition du même, qui risque pourtant d’agacer, fait naître le rire et la sidération. Il en va ainsi pour cette scène de gratouillis qui dure une dizaine de minutes : toutes les déclinaisons chorégraphiques du même effet de « gratouillis » deviennent un spectacle en soi. Citons également ce moment délirant sur la musique du Lac des Cygnes de Tchaïkovski, durant lequel les jambes des danseurs deviennent des fusils, peut-être utilisés pour abattre des cygnes…. Ou encore, cette scène : la magnifique musique de l’Opéra Tristan et Iseult de Wagner nous donne à voir une équipe sportive lessivée et perdue… avant de nous proposer un dernier show mis en musique par Rihanna, comme s’il fallait se rattacher à l’image de la boîte de nuit pour incarner notre folklore contemporain, sorte d’antichambre du carnavalesque. Une scène qui devient d’ailleurs un geste typique des productions chorégraphiques contemporaines : finir par la fête, par le « danser ensemble » ; afin de tirer le public à soi ?
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Notons un point important, qui est aussi une sorte de signature chorégraphique chez Marlène Monteiro Freitas : l’attention portée à l’expression du visage, qui dénote dans le paysage de la danse contemporaine, souvent figée dans une sorte d’inexpressivité faciale. C’est peut-être là que l’on saisit la proximité entretenue avec les folklores traditionnels dans le travail de renouvellement de la performance dansée. On pense ainsi au kabuki japonais, au kathakali indien, où le visage devient le lieu privilégié des enjeux théâtraux.
Enfin, il y a aussi ce penchant à la saturation de la scène par un gloubi-boulga sonore et visuel, qui fait au moins office de divertissement, mais qui a trop tendance à se prendre pour une fin en soi. Naît alors ce sentiment tout subjectif que le capharnaüm devient une image privilégiée de la création contemporaine, qu’il faut sans cesse réinventer et réinvestir , comme si la meilleure façon de qualifier notre présent était le grouillement de la ville-souricière, bruyante, fatigante, inarrêtable.
Naît alors ce sentiment tout subjectif que le capharnaüm devient une image privilégiée de la création contemporaine
Marlène Montero Freitas, en tout cas, ne laisse pas indifférent, et nous rappelle que, bien qu’enfouis sous les faux-semblants de la raison, notre espace social est un carnaval fantaisiste où personne ne sait vraiment où il va.
- Chorégraphie, costumes et musique : Marlene Monteiro Freitas
- Assistant chorégraphique : Ben Green
- Scénographie : Yannick Fouassier, Marlene Monteiro Freitas
- Lumière : Yannick Fouassier
- Son : Rui Antunes
- Ballet de l’Opéra de Lyon : Marie Albert, Kristina Bentz, Edi Blloshmi, Eleonora Campello, Noëllie Conjeaud, Jeshua Costa, Dorothée Delabie, Jade Diouf, Alvaro Dule, Brendan Evans, Tyler Galster, Paul Grégoire, Tom Guilbaut, Jackson Haywood, Mikio Kato, Amanda Lana, Almudena Maldonado, Albert Nikolli, Leoannis Pupo-Guillen, Roylan Ramos, Anna Romanova, Giacomo Todeschi, Kaine Ward
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