De l’œuvre de Roberto Bolaño, le dernier roman de Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes ne tire pas qu’un titre. La puissante exergue que l’écrivain sénégalais extrait du roman de ce dernier, Les Détectives Sauvages indique une parenté plus profonde, une inspiration assumée du maître chilio-mexicain, laquelle se révèle dans de nombreux autres aspects romanesques du livre de manière assez flagrante. Presque trop, pour certains. Mais n’est-ce pas le signe aussi que leur relation se joue autre part ? Dans ces ressemblances et ces miroitements, les valeurs littéraires des deux œuvres, comme par le jeu de reflets trompeurs, loin de se ressembler, finissent par s’inverser.
Je réponds en fait ici à la critique de Jordi Bonells dans son article De l’utilisation du micro-ondes en littérature. Selon lui, le Goncourt La plus secrète mémoire des hommes – qui a permis à Mohammed Mbougar Sarr de faire une tonitruante entrée sur la scène littéraro-médiatique – serait une sorte de « réchauffé » de l’œuvre du maître chilio-mexicain Roberto Bolaño, plus particulièrement des Détectives Sauvages et de 2666.
Selon Jordi Bonels, le Goncourt La plus secrète mémoire des hommes serait une sorte de « réchauffé » de l’œuvre du maître chilio-mexicain Roberto Bolaño
Jordi Bonells dénonce à cet égard la facilité avec laquelle Mbougar Sarr « assurerait ses arrières » en désamorcant toutes les critiques qu’on pourrait lui faire à propos de la reprise trop évidente de la trame bolañesque de 2666, ou encore de sa posture d’écrivain qui se regarde écrire, « parce qu’il se les adresserait déjà à lui-même ». Il est vrai que prendre pour thème romanesque une affaire de plagiat – qui plus est, inspirée elle-même par le cas réel du roman Le Devoir de Violence de Yambo Ouologuem – n’exempte nullement du délit de manque d’inspiration. Il est aussi vrai que la posture méta-littéraire du narrateur Diégane, – et par extension de Mbougar Sarr – consistant à se mettre en scène et parodier ses aspirations à une littérature par trop littéraire peut paraître assez facile, comme posture. La grossière ressemblance des trames – des personnages en quête d’un auteur disparu – peut enfin donner une impression de « réchauffé » d’autant plus flagrante que les personnages des deux oeuvres sont tous pareillement obsédés par la littérature, enjeu « viscéral ». On pense ainsi, dans le roman de Bolaño, au régiment de poètes mexicains tous plus ou moins liés au courant du réalisme viscéral (et poètes, tous, plus ou moins) croisant sur leur chemin les insaisissables Ulises Lima et Arturo Belano, « détectives sauvages » eux-mêmes recherchés ; et de manière analogue, chez Mbougar Sarr la comédie humaine et bohème de ces littérateurs et littératrices (éditeurs, historiens, critiques, traducteurs, écrivaillons, journalistes, étudiants, poètes) campant un décor de cénacle littéraire à ciel ouvert où tout le monde semble plus ou moins intéressé à la disparition de T.C. Elimane.
Dire donc que le livre, contrairement à ce qu’en a suggéré l’enthousiasme médiatique, peut paraître avec du recul un peu décevant me semble juste, et somme toute assez normal, un an après. Cependant, le défaut de la critique proposée par Jordi Bonells, c’est qu’elle n’est peut-être pas allée assez loin dans ce constat.
La plus secrète mémoire des hommes : un roman décevant, car déceptif ?
Il est naturel que Mbougar Sarr ne tienne pas la comparaison face à Bolaño. Car pris en ce sens-là, celui du disciple qui s’exerce à dépasser le maître strictement en l’imitant, il ne peut être que décevant. Toutefois, sur ce point, Mbougar Sarr semble éminemment conscient de ses faiblesses relatives : celle, excusable, de ne pas être Bolaño, celle, plus grave, de se prendre dans les sortilèges bavards de l’écriture là où, Bolaño, il est vrai (on le sent) ne parle pas pour rien dire. Dès lors, sachant que Mbougar Sarr sait pertinemment qu’il ne tient pas la comparaison, pourquoi ne pas penser que la poétique de son roman serait foncièrement ironique, comme par une sorte de renversement carnavalesque, boursouflé et grotesque, mais délibéré, de son stoïque maître ?
Si Mbougar Sarr tire une force poétique indéniable de son écriture, pleine de sensualité parodique, de bouffonnerie sérieuse, il s’enferme peut-être un peu désespérément, dans ces pirouettes méta-littéraires, ce qui donne à sa posture un peu tape-à-l’œil un sentiment de déjà-vu. Mais c’est surtout un effet voulu. On pense ainsi à la scène d’ébats et de pirouettes méta-littéraires entre le narrateur Diégane et L’Araignée Mère frisant parodiquement le ridicule :
« Celle-ci [la serviette de Siga. D] remonta, je vis le haut de ses cuisses, puis ses hanches, et enfin le tertre de son pubis. Je ne cherchai pas à détourner le regard et fixai un instant sa toison. Je cherchais son Œil. Elle croisa les jambes et le souvenir de Sharon Stone pâlit d’un coup dans ma mémoire
– Je parie que tu es écrivain. Ou apprenti écrivain. Ne t’étonne pas : j’ai appris à reconnaître les gens de ton espèce au premier coup d’œil. Ils regardent les choses comme s’il y avait derrière chacune d’elles un profond secret […] la clef de leur mystère. Ils esthétisent. Mais une chatte n’est qu’une chatte. Il n’y a pas à baver votre lyrisme ou votre mystique en y noyant vos yeux. On ne peut pas vivre l’instant et l’écrire en même temps […].
Intéressante et discutable théorie que je n’écoutais plus. La serviette de Siga D. était maintenant presque défaite. »
Sarr se plaît à décevoir. Toutefois, ce qui réussit dans cette écriture baroque n’est pas tant la quête poétique et stylistique foncièrement ironique, mais, le dispositif romanesque de déceptivité, notamment par rapport à son maître, faisant de Mbougar Sarr le Matamore parodique et enjoué du matador Bolaño
En ce sens, Mbougar Sarr est décevant mais de manière déceptive, c’est-à-dire trompeuse. Il se plaît à décevoir. Toutefois, ce qui réussit dans cette écriture baroque n’est pas tant la quête poétique et stylistique foncièrement ironique, mais, le dispositif romanesque de déceptivité, notamment par rapport à son maître, faisant de Mbougar Sarr le Matamore parodique et enjoué du matador Bolaño, comme on va le voir, en suivant une hypothèse un peu hardie.
La littérature comme tauromachie : point central et invisible autour duquel Bolaño et Mbougar Sarr tournent de manière diamétralement opposée
Pour mettre en lumière le cœur de l’enjeu de cette curieuse mise en relation entre Mbougar Sarr et Bolaño, laquelle donne l’impression qu’ils tournent autour de la même proie insaisissable mais sans jamais se croiser, le regard en chiens de faïence, il faut ajouter un troisième terme a priori étranger aux deux qui les éclaire d’une lumière nouvelle. Je pense à la littérature considérée comme tauromachie au sens leirisien de la préface de 1939 à L’Âge d’Homme, à savoir la recherche d’une épreuve de mort, d’un péril qui dépasse absolument le confort de l’écriture, sans quoi celle-ci est condamnée à n’être sinon autre chose qu’un exercice de belles lettres avec ses « grâces vaines de ballerine ». Complexifions : la tauromachie unirait nos deux auteurs Mbougar Sarr et Bolaño non pas pour leur ressemblance mais en ce qu’elle les départage des deux côtés diamétralement opposés de l’arène : le premier, comme le dit le narrateur « s’abrita[n]t derrière la littérature comme derrière une vitre ou un bouclier ; et [où] de l’autre côté se tenait la vie : sa violence, sa corne, ses coups de bélier à l’estomac », l’écrivain faisant figure dès lors de Matamore de la littérature, pleutre, vantard, mais enjoué et jouissif. Et de fait, chez Mbougar Sarr les acrobaties stylistiques (narratives, aussi) sont comme on l’a dit plutôt de l’ordre du spectacle, « des vols de parade et non de combat, de divertissantes exhibitions circassiennes au lieu de luttes à mort ». Avec Bolaño au contraire, le spectateur est livré éperdu dans l’arène du réel, et derrière les cages, les fauves qui attendent. « La partie des crimes » dans 2666, quelques deux-cents pages de description de féminicides à Santa Teresa dans les années 1990, est morbide, lourde et repoussante, et sans doute personne ne l’a lue en entier, pas même Bolaño.
Là où Mbougar Sarr semble prendre la pose en surjouant la posture d’impuissance de Leiris, à savoir espérer introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans la poussière de cabinet littéraire, Bolaño renverse ce problème. Loin que la problématique foncière de Leiris puisse lui paraître étrangère, on a l’impression que celui-ci, tel un matador stoïque, descend dans l’arène et défie la violence du réel, la prenant par les cornes pour délivrer du fleuron l’estocade – et mourir. En atteste cet extrait de 2666 aux relents fortement « tauromachiques »
« Quel triste paradoxe, pensa Amalfitano. Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu. Ils choisissent les exercices parfaits des grands maîtres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maîtres dans des séances d’escrime d’entraînement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, où les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur. »
En atteste aussi la rédaction du roman, achevé dans les derniers moments de sa vie, jusqu’à sa mort, en 2003.
La violence qui vient : Bolaño, matador de la littérature au seuil du XXIe siècle
Le sens de l’épreuve et du péril littéraire ne vient donc pas d’un héroïsme de l’écriture ex nihilo. Il est la parade ultime au réel lui-même, sa seule réponse possible. La monstration de la violence des féminicides dans « la partie des crimes » ne relève donc pas d’une fascination esthète pour l’horreur. Ce n’est pas non plus une épreuve cathartique aussi ponctuelle que spectaculaire : l’ensemble du roman du début à la fin est imprégné d’une violence visqueuse, qui colle à la peau de tous les personnages, et de l’écriture elle-même. Peut-être est-ce ce présage de l’infinité du Mal, qui donne aux romans mexicains de Bolaño ce sentiment d’éternel retour si fascinant des littératures d’Amérique du « Sud », continent borgésien.
Le sens de l’épreuve et du péril littéraire ne vient donc pas d’un héroïsme de l’écriture ex nihilo. Il est la parade ultime au réel lui-même, sa seule réponse possible
On comprend donc pourquoi le projet méta-littéraire qui organise La plus secrète mémoire des hommes de manière organique et qui semble pareillement omniprésent chez Bolaño n’est pas pour autant le secret de ce dernier : contrairement au roman de Mbougar Sarr, il n’y a pas besoin de réenchanter par l’imaginaire et la littérature le réel car non seulement celui-ci est déjà damné mais il est aussi par là investi d’une autre sacralité : à même le monde, Bolaño plante son couteau dans cette transcendance du mal, approfondissant la plaie de ce qu’on a tendance à penser aujourd’hui être un ensemble homogène. Car, on le sait avec la mondialisation au XXIe siècle, qui est au fond le sujet augural du roman 2666, la violence est un monde inaccessible, coupé du réel pour les plus privilégiés – dont lecteurs, par définition – et donc fascinant . En même temps, tout comme les frontières de la mondialisation sont en fait des cloisons, fissurées, étanches ou pourries, la violence est là, à fleur de peau : ainsi de la scène de défoulement des deux brillants chercheurs en littérature, Espinoza et Lepelletier, envers un conducteur de taxi pakistanais à Londres qu’ils bastonnent à mort. Ainsi pareillement du long enlisement de ces mêmes chercheurs dans l’hôtel déserté de Santa Teresa, qui, mettant fin à leur grand Tour des universités d’Europe et de l’hédonisme post-moderne, présage la descente aux enfers qui attend notre époque, ou plutôt, traduit en grandeur bolañesque, notre siècle.
La plus secrète mémoire des hommes : de la périlleuse parodie au piège du sens
Je me souviens la première fois où j’ai visionné, et à vrai dire entendu parler de Mbougar Sarr, sur un plateau télé. Des déclarations « platement » humanistes, la sagesse réservée de l’écrivain qu’on s’imagine avec ses mystères et ses brouillards. Il a semblé remplir le rôle parfait pour les médias : la littérature, art d’intello mi-sexy mi-poussiéreux. À revoir la scène rétrospectivement pourtant, on pourrait presque deviner, derrière son masque d’auteur reconnu et consacré, un sourire en coin. Le sourire de celui qui une fois retourné à l’ombre des projecteurs, se réjouit d’avoir été pour les autres décevant, c’est-à-dire, dans son langage, insaisissable. Le titre ne pourrait être qu’une autre de ses coquetteries. À force de le ruminer, « La plus secrète mémoire des hommes » finit par évoquer ces titres rien que titres si stéréotypés que Bolaño semble lui aussi prêter à son insaisissable auteur nobélisable, Benno von Arcimboldi, de manière parodique : la rose illimitée, bifurcation bifurquée, la mascarade de cuir.
À force de jouer avec les masques de la déception, le roman de Mbougar Sarr active cette grande roue de la fête foraine herméneutique
Jusqu’où va l’esprit de jeu ? Les spéculations sont ouvertes et quoiqu’on en pense, à force de jouer avec les masques de la déception, le roman de Mbougar Sarr active cette grande roue de la fête foraine herméneutique. Peut-être s’exerce-t-il bien loin du sillage de l’astre solitaire bolañien et de la plus secrète mémoire des hommes qu’il cherchait pourtant. Mais lui aussi attend en embuscade son auditoire, espérant le jeter dans la fosse infâme du sens que, du fond de sa mélancolie d’avenir, il leur a tendue comme un piège. Preuve en est, c’est que j’y suis tombé, hypocrite auteur aux faux-semblants, vieux frère.
Edouard de Montvalon