À travers les rideaux d’un salon de massage, Blue Sun Palace filme le blues de la communauté chinoise new-yorkaise, partagée entre solidarité et mal du pays. Avec ce premier film d’une justesse absolue, la cinéaste sino-américaine Constance Tsang donne à la douleur et au deuil un écrin ouaté.

Les mains s’emparent goulûment des ailes de poulet, les regards amoureux sont humides et on avale simultanément la viande et les larmes. Dès les premiers instants, Blue Sun Palace nous frappe par la simplicité avec laquelle il navigue entre les sentiments. Vague à l’âme, plaisir trop intense, bouffée d’affection ; difficile de comprendre ce qui passe dans les yeux de Didi et Cheung. De prime abord, impossible de déterminer s’il s’agit d’un début de relation, d’un couple marié ou d’une prochaine rupture. Tout ce qu’on retient, c’est l’intensité de ce moment et cet étonnant mélange d’émotions, qui s’incarnent dans leurs gestes ; doigts gras sur la serviette en papier, ensuite utilisée pour éponger les pleurs.
Mais le rendez-vous des deux amants fait office d’exception. Exception géographique, d’abord, puisque nous quittons très vite ce restaurant pour être confinés dans le salon de massage où Didi vit et travaille. Exception scénaristique ensuite, puisque Didi et Cheung ne se reverront pas. Rapidement, son travail de masseuse rattrape Didi ; les clients, le nettoyage et le quotidien qu’elle partage avec ses collègues dont Amy, sa confidente, laissent peu de place à la romance. Par de longs plans stables et épurés, Constance Tsang filme le quotidien complice de ces quatre femmes, et l’amitié d’Amy prend le pas sur le désir de Cheung. Mais l’immobilité et le recul de la caméra finissent par inquiéter. Un matin comme un autre, elle s’attarde un peu trop ; on pressent un malheur qui ne manque pas d’arriver. Après le soleil, le deuil s’infiltre entre les rideaux, pour ne plus quitter ni les lieux, ni les personnages. C’est le début de l’heure bleue.
Ville déserte
Plutôt que de développer les relations prometteuses déjà mises en place, Blue Sun Palace les rompt brutalement pour s’intéresser à l’après, où tout, le retour au travail comme le retour à l’amour, semble hanté par le souvenir de Didi. La réalisatrice nous fait imperceptiblement passer d’un personnage à l’autre, inscrivant le triangle dans la structure même du film : de Didi à Amy, d’Amy à Cheung, le même trio est décliné en boucle. Le deuil n’offre aucune échappatoire. Cette phrase n’est pas incantatoire, mais bien incarnée puisque, pour le reste du long-métrage – exception faite de la fin –, les personnages sont confinés dans les mêmes espaces. Le salon de massage, avec son entrée, ses salles privées, ses chambres, sa cuisine, sa salle de bains, devient synonyme d’enfermement. Quand Amy et Cheung veulent en sortir, ils ne font que retourner au même restaurant et au même karaoké qu’avec Didi, dans des scènes qui cultivent les similarités malsaines entre passé et présent. Avec brio, la réalisatrice crée un huis-clos qui relègue l’extérieur à quelques sons. Klaxons, tambours du défilé du Nouvel An lunaire et éclats de voix représentent le seul horizon, dans un film où le ciel et l’oubli n’existent pas. Alors, on étouffe.
“Klaxons, tambours du défilé du Nouvel An lunaire et éclats de voix représentent le seul horizon, dans un film où le ciel et l’oubli n’existent pas.”
Film sur le deuil, rien de plus normal à ce que Blue Sun Palace soit atteint d’une mélancolie certaine. La tristesse est dans l’ADN du long-métrage, qui en déploie une gamme sensible : silences, surcadrages moroses, jeux d’acteurs tout en retenue, etc. Mais on se tromperait en l’associant à la seule perte de l’être aimé. Non, le blues qui envahit les personnages aussi bien que la colorimétrie bleutée a des racines plus anciennes ; pour preuve, il se trouvait déjà dans les yeux de Didi le premier soir. Le salon de massage, s’il est au début le lieu du réconfort et de la solidarité entre collègues, est aussi celui d’un travail aliénant, où l’écriteau « pas de services sexuels » fait bien peu de poids face aux demandes des clients et au besoin d’argent. Mauvais payeurs et hommes pitoyables (se) défilent, tandis que les masseuses désinfectent leurs mains. Le deuil ne fait que révéler les trous dans le plafond, les doutes et les conditions de vie précaires qui assaillent les personnages. Que font-ils ici ? En réalité, c’est toute la diaspora chinoise qui semble avoir le vague à l’âme. Errant entre le restaurant de spécialités sichuanaises et le salon de massage, tout rappelle le pays sans pourtant y pallier. Blue Sun Palace est une enclave triste, parcourue cent fois, où les naufragés se trouvent et se perdent sans faire de bruit.
- Blue Sun Palace, un film de Constance Tsang, avec Wu Ke-Xi, Lee Kang-sheng et Haipeng Xu. En salles le 12 mars.
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