Birnbaum – Contre le langage vitrifié

Jean Birnbaum
© Rodophe Perez – Dans le mur

« Il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose. » À ces mots de Pascal peut-être peut-on lire une époque où ne sachant rien on sombre facilement dans la certitude infondée, une certitude qui saborde le débat, l’échange, la communication entre les hommes : enjeu ontologique, humain, enjeu démocratique aussi. L’essai de Jean Birbaum Le Courage de la nuance publié aux éditions du Seuil rappelle la nécessité de la franchise et l’impératif de se faire esprit libre. 

Le penser anxiogène

Dans son dernier livre qui reprend des articles parus à l’été 2020 dans Le Monde, et remaniés, coupés d’interludes, Jean Birbaum rappelle la nécessité de la franchise et l’impératif de se faire esprit libre. « Tout commence par un sentiment d’oppression. » Voilà qui introduit, et introduit alors l’étouffement dans la pensée, mais dans une pensée biaisée, malmenée par l’époque. Cette époque, la nôtre, où « les arguments sont de plus en plus manichéens, [où] la polarisation annule d’emblée la possibilité même d’une position nuancée. » Deux choses qui posent d’emblée l’enjeu du texte : l’heure est à une bipolarisation dangereuse du discours où, ce qui joue le rôle-simulacre de débat, masque une pauvreté tragique de notre capacité d’échange ; cette sape d’une dialectique de la parole – dans la perspective heureuse d’une discussion – enferme le sujet individuel, le contraint. Manque donc la nuance, face aux positions radicales, non pas les positions radicales fondées mais celles qui témoignent d’une incapacité à la discussion, qui s’érigent comme des boucliers face à une discussion ressentie comme menace. Roseau pensant à la pensée courte. Voilà pour l’époque, voilà pour notre manière d’habiter l’époque, comme dans une « arène » toute désignée : les réseaux sociaux, « chacun craignant d’y rencontrer un contradicteur, préfère traquer cent ennemis. » Contre la jouissance du débat, chacun tend à brandir une version exagérée de sa pensée comme arme (de plastique ou de mousse). Arène Facebook, arène Instagram, Twitter et le reste où les « meutes vindicatives, soudées par des préjugées communs, des haines disciplinés » ; et dirigés donc. Comme si, la vie en réseau, révélait son envers : un phalanstère aux petits pieds, un huis clos du pire où la bête s’autosuffit ; oubliant à ses heures perdues la réalité du dehors, la pensée confinée avant la lettre.

L’heure est à classer les gens, cataloguer, obliger à la définition, pour savoir de qui, dès lors, chacun « fait le jeu », sous couvert de quel courant ou de quelle autorité quelconque il parle. Double échec : on ne pense plus tellement à tourner comme un hamster dans les cages de ses idées autosuffisantes, on nie lentement la possibilité d’une altérité au sein du collectif à la faveur d’une publicité de son individualité de réseau. C’est bien contre la suspicion perpétuelle qui menace celui qui pense de « faire le jeu de » que Birnbaum revendique une véritable liberté de pensée. Elle n’engage que celui qui la défend et elle vivifie le débat : nuancer, c’est rappeler la pluralité du spectre des subjectivités. En tout cas, c’est bien ce qu’il tente de défendre dans ce qu’il présente comme un « bref manuel de survie par temps de vitrification idéologique », la « nuance comme liberté critique, comme hardiesse ordinaire ».

Eloge et généalogie de la nuance

L’intérêt du livre de Birnbaum est de replacer cette apologie de la nuance dans une historicité riche.

Ce spectre, précisément, n’est rien de moins que rappeler une idée du vrai, en montrer les facettes, esquisses et esquives, en nous invitant à « arpenter ces territoires contrastés où la reconnaissance de nos incertitudes nourrit la recherche du vrai ». Et Birnbaum d’affirmer habilement que « dans le brouhaha des évidences, il n’y pas plus radical que la nuance » puisque radical devient de s’autoriser à prendre de la hauteur, s’autoriser la contradiction heureuse, non pas dans une guerre virtuelle et confuse mais dans une nostalgie de maïeutique. L’intérêt – un autre – du livre de Birnbaum est de replacer cette apologie de la nuance dans une historicité riche. Il fait suivre sa réflexion personnelle et située, contemporaine, d’une série de réflexions sur des intellectuels et philosophes qui ont, pour lui, mis en avant une rhétorique ou une éthique de la nuance, à même de définir leur rapport à la pensée. Ainsi trouve-t-on tour à tour Camus, Arendt, Tillon, Barthes, Aron, Bernanos, Orwell. Tout en rappelant quelques faits biographiques qui inscrivent la pensée dans une construction individuelle, Birnbaum rappelle combien ils expriment une liberté critique dans la réflexion et témoignent de manière exemplaire d’un refus de la « vitrification idéologique », en constituent un charmant nuancier si l’on veut. « Les auteurs que j’ai voulu rassembler dans ce livre, nous, ont souvent en commun d’affronter la dimension inconsciente de l’existence humaine », face à « ce qui vient miner notre prétention à une parole définitive. »

Le souci d’une telle éthique, dans une dimension héritée de la pensée chrétienne, marque la nécessité d’une injonction personnelle et réflexive à la vérité, une manifestation d’authenticité comme résistance à la vitrification.

Ainsi, alors même que l’époque est au diktat de l’émotion comme substrat de la pensée, Birnbaum s’interroge sur la manière de « concilier indignation et lucidité », c’est-à-dire réussir à ménager une pensée libre de l’affect, non pas dans une forme de froideur mais dans le but de construire une réflexion rationnelle. Il cite alors Camus et ses propos sur l’engagement, mais aussi un Camus qui représente « un courage des limites, une radicalité de la nuance. » De Raymond Aron, celui qui introduisit Arendt au séminaire de Kojève, il retient une certaine exigence du vrai. Aron, qui vit la montée du régime nazi alors qu’il était assistant à l’Université de Cologne définit, selon Birnbaum, le totalitarisme « par le fait que l’Etat impose son idéologie aux intellectuels et aux enseignants. Sous un régime de ce type, l’opposition est un crime, alors qu’en démocratie elle doit tenir lieu de service public. » Et ici c’est bien dans un certain non-dit que l’on peut trouver du grain à moudre, tant dans l’actualité du milieu enseignant avec ses dirigeants que dans celle d’une opposition molle. Mais l’opposition n’est pas que l’opposition politique, elle demeure la capacité, au sein de la cité, à faire vivre la démocratie par le débat, contre la « vitrification idéologique » ; le virtuel, cité numérique, ersatz ou simulacre, plonge dans cette criminalisation d’une contradiction au lieu de s’en servir. Et Birnbaum alors de louer « l’héroïsme de l’incertitude » chez Aron. De Raymond Aron, on pensera sans doute autrement parfois, mais on peut ici en saisir toutefois la force d’un rejet des certitudes, au cœur du prêt-à-penser vitrificateur. Et ce rejet des incertitudes rejoint le refus de la « mauvaise foi idéologie » de Germaine Tillon, qui définit la « nécessité de préserver une certaine éthique du juste et du vrai. » Le souci d’une telle éthique, dans une dimension héritée de la pensée chrétienne, marque la nécessité d’une injonction personnelle et réflexive à la vérité, une manifestation d’authenticité comme résistance à la vitrification.

Aussi, « contre les médiocres, qui sont d’autant plus violents qu’ils ne tiennent à rien », contre le « chantage idéologie », excuse pour faire taire l’esprit libre, nourrir censure et autocensure, , Birnbaum vante une agilité d’esprit, une « mobilité » de l’intelligence qui s’oppose à une binarité du discours et à une sape du débat. De même qu’il met en garde contre la langue sabotée, qui a besoin d’être libre pour « exister », pour se refuser aux totalitarismes. Là où il voit une « crise de la franchise », il faut ériger l’esprit critiques, goûter le fait de se dire les choses en face, défendre la critique, fût-elle négative : « c’est précisément dans les périodes de montée aux extrêmes, quand les consciences se durcissent et que tout dialogue menace de se rompre, qu’il faut protéger l’espace d’une frontalité honnête, le seul qui permet véritablement de penser. » Retrouver, en d’autres termes, l’héritage socratique du dialogue, dans l’idéal du lien chaleureux entre les hommes, défendu par Arendt, « à la fois comme explication avec l’autre et élucidation de soi ». Il reste tout un espace à occuper, pour redorer le débat, vivifier la parole et avec, la parole au cœur de la cité, pour enfin « tenir un discours si libre qu’il en devient irrécupérable. »

  • Le Courage de la nuance, Jean Birnbaum, Seuil, Paris, 2021.

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