Bérénice Pichat

Bérénice Pichat : « essorée, rincée, décédée » 

La Petite Bonne de Bérénice Pichat est une œuvre qui explore la vie d’Alexandrine, une domestique au début du XXe siècle, écrasée par son travail et son invisibilité sociale. Le roman tisse, à travers une écriture poétique et introspective, le portrait saisissant d’une existence marquée par la répétition, la servitude et les rêves modestes, tout en dénonçant les inégalités sociales.

Le roman place le lecteur dans un espace restreint qui reflète l’enfermement vécu par Alexandrine : « Ici c’est cinq pas dans la longueur, à peine trois dans la largeur. » L’étroitesse de sa chambre illustre l’absence d’échappatoire physique ou symbolique. Quant aux pas, ils sont mesurés, posés sur un quotidien qui, en toile de fond, fait de la liberté une illusion. Et cette réduction spatiale devient une métaphore de sa condition sociale, ses mouvements étant dictés par les attentes des autres.

Le poids physique et symbolique des objets qu’elle doit transporter s’ajoute à cette claustrophobie : « Les balais, les brosses, les savons, les serpillières […] Qu’est-ce que c’est lourd. » L’accumulation de ces outils traduit la charge mentale et corporelle qu’impose son travail. Cette lourdeur, omniprésente, rythme ses journées et confère à chaque tâche une dimension presque écrasante dans la mesure où le moindre geste devient une épreuve. De fait, son perfectionnisme exacerbé reflète l’intériorisation des exigences sociales : « Elle déteste le travail mal fait, bâclé. Son juge le plus impitoyable, c’est elle. » Alexandrine se doit ainsi de dépasser les attentes qui reposent sur elle, même au prix d’un épuisement personnel. Cette auto-critique constante est le reflet de la manière dont les dominés adoptent souvent les standards de ceux qui les exploitent, au point de se punir eux-mêmes pour des erreurs minimes.

L’invisibilité sociale et le mépris latent

Alexandrine est une figure invisible dans la société bourgeoise qu’elle sert. En traversant les rues à l’aube, elle se heurte à une absence totale de considération : « Pourquoi éclairer à quatre heures du matin ? Pour qui ? Pour des gens comme elle. Personne n’y a pensé. » Ce constat cinglant souligne l’indifférence structurelle à l’égard des travailleurs domestiques, perçus comme inexistants en dehors de leurs tâches. Cette invisibilité est accentuée par les remarques désobligeantes des employeurs, comme celles de Madame Pinchard : « Les phrases glacées, jetées, les réflexions, les claquements de langue désapprobateurs. » Ces détails révèlent une forme d’humiliation quotidienne, car la condescendance se mêle à un contrôle impitoyable du travail effectué : les bonnes, évaluées pour chacun de leurs gestes, doivent répondre à des standards impossibles sans recevoir de reconnaissance.

Typologie de la violence

Le récit expose également une violence plus insidieuse étant donné qu’elle est incarnée par des drames comme le suicide de Mariette, une jeune bonne exploitée par ses employeurs : « On avait retrouvé le tabouret noir renversé au sol, sous les toits. » Cette réalité, retranscrite avec froideur, prouve que ces drames passent inaperçus dans les cercles bourgeois ; le silence autour de cet événement nous confronte à la tragédie de ces vies brisées qui ne perturbent pas l’ordre établi.

Chez les Daniel, Alexandrine fait face à une autre forme de violence symbolique à travers Blaise, le mari, un homme mutilé par la guerre et reclus dans le salon transformé en chambre d’invalide. Dans un moment de tension, il lui tend une arme : « Dur contre sa jambe, un tube. » Il cherche à tester ses limites et son obéissance car l’arme devient métaphore du pouvoir et de la menace : la domination peut donc subsister malgré l’impuissance physique. Cette relation illustre une dépendance en un sens perverti, la vulnérabilité de Blaise n’empêchant pas sa volonté de contrôle. De son côté, Alexandrine, soucieuse de conserver son emploi, se trouve piégée, objet de ce rapport de force oppressant. 

Le livre met en lumière les luttes silencieuses des domestiques. Ces femmes, réduites à des silhouettes anonymes, portent sur leurs épaules le poids des attentes et des abus.

Quand l’héritage familial pèse

La mémoire de la mère d’Alexandrine traverse le récit, agissant comme un rappel constant du cycle de la misère. « Sa mère, sa pauvre mère, répétait souvent : autant se tuer que mourir à petit feu. » Cette phrase, récurrente, montre comment la résignation face aux conditions sociales se transmet de génération en génération. Alexandrine, bien qu’animée par une volonté de ne pas finir comme sa mère, semble inexorablement condamnée à ce destin.

Cependant, cette mémoire agit aussi comme un moteur. Alexandrine aspire à échapper à ce cycle, même à travers des rêves modestes comme celui d’acheter une bicyclette : « Elle espère […] se payer un jour, peut-être, sûrement, bientôt, une bicyclette. » Ce rêve, à la fois banal et immense dans son contexte, devient un symbole de liberté et d’autonomie. Mais cette aspiration est toujours conditionnée par son travail, soulignant l’impossibilité d’un véritable affranchissement.

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L’écriture, poésie introspective 

L’écriture divague entre réalisme cru et poésie, mêle ainsi descriptions du quotidien et envolées introspectives. Par exemple, lors de l’un de ses rares moments de répit, elle observe les signes du printemps : « Elle se surprend, le nez en l’air, à guetter les odeurs du printemps. Lilas, cerisiers, poiriers. » Cette scène, en contraste avec la dureté de son quotidien, révèle un instant d’humanité et de beauté qui souligne la résilience intérieure du personnage. De même, les descriptions des tâches répétitives sont chargées d’intensité : « Assise sur le damier noir et blanc, dans l’entrée savonneuse de la grande villa, elle ne sait plus s’il faut rire ou pleurer. Elle décide de sourire et de frotter. » Le damier, motif récurrent, symbolise son rôle ambigu, partagé entre fierté du travail bien fait et aliénation totale.

Le récit alterne également entre présent et souvenirs, permettant d’explorer la richesse psychologique d’Alexandrine. Lorsque apparaissent les souvenirs de Blaise en pianiste talentueux, il ne s’agit plus du Blaise infirme et amer qu’elle se doit de servir aujourd’hui, mais de son propre regard sur son passé. Ces retours en arrière dévoilent alors un homme autrefois passionné par la musique, incarnant une forme de liberté et d’élégance disparues. Le contraste est frappant : l’artiste prometteur du passé est devenu un homme brisé, prisonnier de son fauteuil, enfermé dans une dépendance qui le rend tyrannique. Le temps, cruel, a donc transformé l’idéal en fardeau : le poids des sacrifices et des désillusions s’est installé insidieusement dans leur existence.

Cette auto-critique est le reflet de la manière dont les dominés adoptent souvent les standards de ceux qui les exploitent, au point de se punir eux-mêmes pour des erreurs minimes.

Un portrait universel de l’injustice sociale

À travers Alexandrine, La Petite Bonne met en lumière les luttes silencieuses des domestiques. Ces femmes, réduites à des silhouettes anonymes, portent sur leurs épaules le poids des attentes et des abus. Leur travail, indispensable, reste pourtant invisible et méprisé. En somme, le texte rend hommage à la dignité d’Alexandrine, qui, malgré son épuisement, continue de rêver et de chercher une forme de sens. La narration capture cette quête de liberté dans un monde conditionné par l’impératif de servir les autres.

La Petite Bonne est un roman qui condense critique sociale et exploration de la condition humaine. La portée universelle de l’histoire d’Alexandrine, similaire à tant d’autres, ancre ce texte tant poétiquement que politiquement. De fait, en racontant la vie d’une domestique, la narration écoute les invisibles, leur rend voix, tout en posant une question fondamentale : que reste-t-il d’une vie consacrée au service des autres ? Le roman, par sa force et sa lumière, incite à repenser les notions de travail, de dignité et d’injustice sociale à l’échelle de l’Histoire.

  • La Petite Bonne, Bérénice Pichat, Éditions Les Avril, 2024.
  • Crédits photo : ©Chloé Vollmer-Lo.

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